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Table d'orientation

Lacan, une leçon de politique

6/3/2017

 

« Vos paroles m’ont frappé … »
par François Regnault


— « Vos paroles m’ont frappé plus que vous ne pensez »,
 devais-je lui dire plus tard.
-- « Frappé plus que je ne pense », dit le Docteur.
— «  C’est cela même », devais-je lui redire.
​
Nous étions assis à table, dans le petit appartement de la rue de L., à table tous trois, sa fille J* face à nous, son gendre A* et moi du même côté, lorsqu’il entra, lui, “Freud” en personne.
            Il entra lentement avec sa femme, qui vint s’asseoir à l’autre bout inoccupé de la table. Je me levai et allai le saluer, sachant qu’il avait été agressé deux jours avant chez lui, par un malandrin, un fou, qui lui voulait du mal, qui voulait son argent, qu’il avait reçu un coup de poing . Je devinais aisément qu’il n’était pas question que j’y fisse allusion, pas même en m’autorisant d’un “croyez que je suis avec vous dans cette épreuve légère et sérieuse”.
             Le coup de poing lui avait fait une ecchymose à la gorge, et sa voix en subissait une extinction assez importante. Il me dit bonjour, puis il prit le texte que son gendre A* avait préparé pour les journaux, pour répondre à une question de politique révolutionnaire dans le style de 1789 et selon les principes de Jean-Jacques Rousseau.
            Il passa dans la pièce à côté, face à l’endroit où j’avais été assis et où je me tenais de nouveau debout, attendant qu’il fût sorti. Il s’éloigna, demandant un peu de paix, demandant qu’on le laissât jouir une heure ou deux de la paix à laquelle il avait droit, avant le dîner auquel il avait droit.
            La porte s’était refermée, et je sais que jusqu’à ce qu’il revienne, je gardai l’impression qu’il était non pas dans la pièce à côté, que je connaissais, mais qu’il était très loin, inatteignable, qu’il était sorti de l’espace comme de l’appartement, et qu’il n’y avait pas de raison que je le revisse, du moins ce soir-là.
            Or une demi-heure après il sortit, et manifestement il voulait gagner la porte par laquelle il était tout à l’heure entré, passant de nouveau à lui seul comme une procession lente, comme le Saint-Sacrement dans une ville espagnole où agenouillé, on l’eût attendu tout un jour sous le soleil et les roses, se retirant comme sur le tableau célèbre de l’excommunication du roi Robert, par la porte du fond, tout cierge étouffé, le clergé solennel et indifférent.
            Nous étions assis à table, et il allait gagner la porte, mais il se ravisa et — soit que son gendre l’eût hélé au passage, avide d’un commentaire plus rapide de son article, soit qu’il n’eût que feint de vouloir sortir et que son vrai désir ait été de s’asseoir devant nous, parmi nous, incité à le faire devant moi, l’étranger — ce que peut-être en famille il eût renoncé à faire ou même évité, il vint s’asseoir à notre table, mais à titre provisoire, manifestant que la chaise n’était que le support passager d’une parole.
            Il fut ainsi à table parmi nous, mais en biais, comme la vérité qu’à nous enfermée dans le cadre rigide du dîner et dans celui — moral — de la jeune et frétillante révolution il lui faudrait faire apercevoir de biais, car elle allait singulièrement déformer la perspective où nous nous ébattions. Alors, lorsqu’il serait sorti, nos regards arrachés au carré familier se tourneraient vers la porte, et il nous resterait à considérer, comme après Emmaüs, claire dans notre nuit, autour de notre terre errante, sa lumière venue d’ailleurs.
            Il commença ainsi, parlant à son gendre et ne me regardant pas, sauf vers la fin, de biais encore, au moment où il me sourirait :
            _ « Ces quelques lignes que je vous ai envoyées l’autre jour — suis-je ou non allé à la ligne assez clairement au moment où changeant d’idée, je devais arrêter le paragraphe, je ne sais — , ces lignes devaient vous dire ce que je n’ai pas à vous redire ici, et qui vaut toujours, même lu votre article.
            Je sais, pour le voir autour de moi et pour lire les journaux, je sais un peu ce que du côté du nord de Paris sont capables de faire les cliques armées ; je vois bien que les tueurs — ce ne sont rien d’autre — sont employés par C* et consorts. Mais, comprenez-vous, vous ne serez jamais à la tête d’une bande de tueurs » (ceci préparait la conclusion du discours où il dirait combien faible était son gendre en face de l’ordre du monde).
             Son gendre ici eut un mouvement de recul qui signifiait non pas tant qu’il lui faudrait bien un jour être aussi à la tête d’une bande de ce qu’on n’appellerait pas des tueurs, mais d’authentiques justiciers, mais plutôt qu’au révolutionnaire, rien de ce qui est inhumain ne devrait être étranger. “Freud” continua :
            « Il est évident à tous, rien n’est plus évident, que la masse qu’allègue votre article joue ici le rôle du maître, du signifiant-maître. Que croyez-vous là qui se renouvelle, sinon ce qui fut toujours, et sous d’autres noms autrefois ? (il voulait dire, la République, le Roi). En son nom, qui conserve inchangeable l’ancienne place où se tient le discours perpétuel, vous tenez le discours à présent dit de la masse. En son nom, vous perpétuez le discours perpétuel, cela est évident à tous.
            D’un côté tout autre en apparence, quelle révolte faites-vous valoir ? Vous et ceux qui vous accompagnent ou qui vous suivent, quels êtes-vous perçus par ce qui, ni peuple ni masse, reçoit à bon droit le nom de “populaire“ ? Le populaire vous perçoit comme des révoltés, et comme il ne se connaît pas de révolte, il prend votre révolte comme révolte bourgeoise, comme révolte de privilégiés. Car que faites-vous, que pouvez-vous même faire, sinon, à part du populaire, et dans le choix des révoltes de privilégiés, exprimer l’une d’entre elles, par la voie la plus classique, et pourtant bourgeoise et privilégiée — solitaire ? J’ai moi une autre façon de passer ma révolte, aussi de privilégié, j’ai moi une autre voie, et il y a pour vous — vous devriez le vouloir — une autre voie de passer votre révolte de privilégié : la mienne par exemple.
             Je regrette seulement que si peu de gens qui m’intéressent, s’intéressent à ce qui m’intéresse. »
            Il n’avait parlé de sa révolte à lui, dont il ne parlait jamais, pas plus que tout cela dont il ne parlait jamais, que parce que son gendre A*, par une parole ou un geste, avait demandé quelle issue — à moins de la taire et de l’éteindre — s’ouvrait à la révolte de privilégié, hors de la voie classique. Son gendre A* avait dû alléguer que le privilège disparaissait lorsque la révolte rejoignait dans son droit la révolution, et qu’alors confondues elles faisaient vaciller le pouvoir de l’Etat. Le privilège s’abolissait. La perception du populaire ne relevait plus la différence étrange de la belle âme. C’est pourquoi “la mienne par exemple” introduisait cet homme noble et sentimental dans ses propres propos, et se comptant dans la liste des privilégiés pour y faire repérer sa révolte, d’habitude tue, comme essentielle et marginale à la fois, exceptionnelle et par là vraiment réelle, vraiment réelle et vraiment impossible, il répondit ainsi à celui qui reconduisait dans l’idéal ses forces à celles du peuple.
            Ensuite « Je regrette que si peu de gens qui m’intéressent... », marquait une pause, ménageait une détente dans le discours tendu, entièrement construit, avec, comme dirait Aristote, un début, un milieu et une fin, ainsi que les dernières paroles nous le montrèrent, et bien qu’à chaque moment, nous eussions l’impression de bâtons — il est vrai à peine — rompus.
            « Que voit le populaire en vos manigances ? Qu’au fond vous voulez une police pudique. L’Angleterre, depuis quelques siècles, l’Angleterre a fort bien résolu la question. Sa police fait le travail sans bavure, et le citoyen peut se tenir content de n’entendre jamais parler d’elle. Et ce que vous voulez, au fond, c’est une police sans bavure. Vous et les vôtres reprochez à la police d’être sortie de ce à quoi elle est d’ordinaire cantonné, d’avoir montré le bout de son essence. »
            Il reprit : « J’ai vu, au moment de la Libération, j’ai vu, et je me le rappellerai toujours, au moment où les guignols d’alors faisaient les grands réconciliés — et je te pardonne moi, et je te passe cela — et cela ne les empêchait pas de se tirer tous dans les pattes, tous  — j’ai vu la police, qui venait de faire le travail des Allemands, soutenir de son orphéon les nouvelles réunions euphoriques, et Claude Bourdet et x et tous les autres, paradant devant, et derrière eux l’orphéon de la police, soufflant dans ses tubas , derrière eux en train précisément de les enculer . »
            Il reprenait ainsi l’idée juste et vraie qu’il avait déjà enseignée : quand le nouveau dictateur accède à l’Etat, que ce soit au nom du peuple ou contre lui, ses premières paroles au peuple sont toujours : “ Et ne croyez pas maintenant que vous allez vous amuser. Maintenant l’effort commence, maintenant est le règne du sérieux. “
            Il reprit : « Hegel n’est pas allé très loin pour dire que la police est l’essence de l’Etat. Rien d’autre que cela, et cela depuis toujours, et nécessairement. »
            A plusieurs reprises il s’agit de l’URSS et de la Chine. Son gendre A* lui alléguait tantôt l’URSS et tantôt la Chine, mais il était dit que son gendre A*, ce soir-là, n’aurait pas la parole. Il ne fallait pas qu’il pût intervenir, non pas tant que le Docteur serait tombé dans les rets de son argumentation pour l’avoir laissé trop longtemps, une minute, parler, mais parce qu’il importait que ne figurassent que comme fioriture de son propre discours, à la rigueur comme points d’appui où accoter ses méandres, les interventions d’autrui, et que fussent conservés à la solennité de son admonestation toute son ordonnance improvisée et sa rhétorique rigoureuse et abandonnée.
            Et de plus, nul à cette époque ne pouvait invoquer à la fois l’URSS et la Chine sans, lorsqu’il évoquait l’URSS, de 1905, ou 1917, exclure tout à fait la Chine, et lorsqu’il évoquait la Chine, devoir amener aussitôt que sa contemporaine URSS atténuait, annulait les effets du glorieux 1905 et du glorieux 1917. Alors nul ne pouvait d’un seul point d’appui soulever les deux termes à la fois, et ce sautillement qu’une analyse plus longue ou simplement un ou deux arguments de plus eussent sans doute rassis pour le plus grand optimisme de la logique et de l’histoire, donnait raison par son inévitable sincérité au Docteur “Freud” : ainsi s’expérimentait dans le discours l’impossibilité de dire à la fois l’URSS et la Chine sans rire, ainsi l’exemple de 1905-1917 inaugurait aussitôt une histoire que celle qui s’en était rendue digne continuait aussitôt ailleurs que celle qui s’en était rendue indigne, cependant que l’indignité de la première jetait aussitôt une suspicion sur l’avenir de la seconde ; ainsi la police reprenait toujours ses droits pour réentreprendre ses méfaits millénaires, et le léger bougé qui s’inaugurait parfois dans le cycle éternel de la réaction ne donnerait d’illusion qu’à qui en était contemporain et le croirait irréversible.
— « Je sais qu’il y a autant de distance entre la Chine et l’URSS qu’entre 1905 et ce que Marx imaginait que serait une révolution, et cela confirme les bougés possibles, parfois, de l’histoire, mais la proportion que je choisis là montre que les bougés se répètent  plutôt qu’un seul bougé irréversible. Croyez-moi. Le cycle seul est irréversible, et l’histoire est ce qui recommence toujours absolument identique. Croyez que je le sais, et non pas seulement que je le tiens de l’exemple de la Libération, qui n’eût pas suffi à un seul homme. Et croyez par là que vous avez autre chose à faire qu’à répondre à un échotier politique (il diminuait ainsi volontairement, injustement, l’importance de la réponse, et réduisait injustement toute volonté de son gendre à n’avoir fait que répondre à un échotier politique). Faites d’autres choses que des réponses immédiates. N’est-il pas vrai que je fais, moi, des choses qui donnent des résultats dix ans après ? Aussi comprenez qu’après cela je ne signe pas ce texte que tous ceux-là s’en viennent de signer. Inutile de vous dire que je les respecte, mais justement, je les respecte, c’est tout dire. »
            Il en vint alors à une autre essence des choses : il nomma l’argent. « 1917, la Chine, dit-il, et pourtant rien d’autre en tout cela que le signifiant-maître absolu, l’argent, le signifiant-maître ici comme ailleurs, le capitalisme universel, à Pékin même, rien ne compte que la reconnaissance de cette marque ». Mais disant Pékin, il le dit rapidement, doutant qu’on sût ce qui s’y passait, sachant qu’il ne pourrait rien s’y passer d’autre qu’ailleurs et toujours.
            Un sous-alinéa fut consacré à Staline, à titre d’exemple. Le Docteur s’était alors levé, car il allait rejoindre sa péroraison, mais il n’y était pas encore. La rhétorique eût été sans doute aussi réussie, mais elle n’eût pas conservé son caractère improvisé s’il s’était levé seulement au moment précis de conclure. Effet trop simple et trop calculé, auquel il préférait en cette circonstance familiale, mais devant un étranger, solennelle, mais contingente, cet effet de décalage et de biais.
            « Staline, s’écria-t-il, était un brigand. C’était un brigand. C’était une canaille, et c’était de plus un lâche foncier, mais notez que Louis XIV ne valait pas plus cher. Je l’ai vu dans l’interview de Joukov, récemment parue dans Le Monde, sur l’attitude de Staline au téléphone lors de la déclaration de guerre (de l’Allemagne à l’URSS après le pacte germano-soviétique). Et son hésitation à répondre, son incertitude sur ce qui devait être fait non pas dans l’heure même, ni dans la minute même, ni même dans la seconde, mais dans sa pensée instantanée, montre qu’il était foncièrement lâche ».
            “ Et si je n’avais pas à faire ce que je dois faire” — c’est ainsi que je rétablis ce que voulait sans doute dire le Docteur, mais il ne dit que “lâche foncier », et qu’il le concluait de ce texte de Joukov, et j’avais lu le texte.
            Il reprit sur l’histoire car il atteignait la fin de son milieu, et la péroraison viendrait ensuite, courte et sublime. Il reprit sur l’URSS et la Chine.
            « Sans doute de temps en temps — un Lénine en 1905-1917, et la Chine peut-être aussi aujourd’hui, mais la Chine, vous l’avouerez, a tout de même un autre passé — il y a un trou dans l’éternel recommencement, et il est amusant de profiter de ce trou-là et dans le jeu de la machine, d’inventer le nouveau, et je ne vous en empêcherai pas si cela vous amuse. Mais de toute façon vous échouerez ... ”.
            — « Ce que je remarque jusqu’à présent que j’ai obtenu, dit son gendre A*, ce n’est pas l’échec, mais le succès ... ».
            — “ ... vous échouerez, car l’histoire depuis toujours tourne en rond. C’est la structure.”
            Il avait atteint la conclusion, il ne fallait plus qu’un ou deux accords de résolution. Son gendre A* lui en fournit la mélodie.
            — « Pourquoi échouerai-je ? Parce que je suis une personne seule ? Ou bien parce que je suis moi ? »
            Alors il hésita un instant à répondre, non pas qu’il ne connût la réponse — il lui suffit de réfléchir un instant pour la connaître — mais parce qu’il hésitait à la dire, et en un sens elle était inattendue :
            — « Les deux », répondit-il. Et il ajouta : « Vous êtes mince, je vous l’ai écrit, et j’ai ainsi terminé en vous l’écrivant, et pourquoi ne pas aussi finir par là en vous le disant, dites-vous que vous êtes mince. Plus mince que moi, et je le suis déjà assez ».
            Il retournait à la lettre qu’il avait écrite, il voulait n’avoir rien fait que la réécrire, et son souci de la construction, du passage à la ligne, de l’unité de l’alinéa attestant que ce discours et cette lettre, à les rendre à leur structure, n’étaient qu’une seule chose, ou plutôt qu’il n’y aurait jamais eu qu’une lettre.
            Et puis il partit, il partit, il gagna la porte et il partit, non pas rapidement, ni lentement, non pas brusquement, ni solennellement, mais inexistant, tout à lui, tout à sa douleur peut-être ou peut-être tout à son dîner, tout à sa fatigue et tout à sa vérité. Il avait parlé, il n’était plus que le corps qui avait un instant supporté, produit, soufflé cette parole, et à présent il lui fallait s’effacer sans modestie, disparaître sans surprise, sortir sans sortie. Il nous dit au revoir, ou ne nous le dit pas, je ne sais, “était-ce avec son corps ou sans son corps” je ne sais, ayant dit la vérité, je le sais.
 
            C’était pourtant l’époque où l’Amérique allait reconnaître la Chine, et où le temps était à la révolution.
 
Écrit un ou deux jours après ce soir-là.
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Voltaire, Petite digression

6/2/2017

 
​Divertissement, par Jacques-Alain Miller
​Dans les commencements de la fondation des Quinze-Vingts, on sait qu'ils étaient tous égaux, et que leurs petites affaires se décidaient à la pluralité des voix. Ils distinguaient parfaitement au toucher la monnaie de cuivre de celle d'argent; aucun d'eux ne prit jamais du vin de Brie pour du vin de Bourgogne. Leur odorat était plus fin que celui de leurs voisins qui avaient deux yeux. Ils raisonnèrent parfaitement sur les quatre sens, c'est-à-dire qu'ils en connurent tout ce qu'il est permis d'en savoir; et ils vécurent paisibles et fortunés autant que des Quinze-Vingts peuvent l'être. Malheureusement un de leurs professeurs prétendit avoir des notions claires sur le sens de la vue; il se fit écouter, il intrigua, il forma des enthousiastes; enfin on le reconnut pour le chef de la communauté. Il se mit à juger souverainement des couleurs, et tout fut perdu.
                Ce premier dictateur des Quinze-Vingts se forma d'abord un petit conseil, avec lequel il se rendit le maître de toutes les aumônes. Par ce moyen personne n'osa lui résister. Il décida que tous les habits des Quinze-Vingts étaient blancs; les aveugles le crurent; ils ne parlaient que de leurs beaux habits blancs, quoiqu'il n'y en eût pas un seul de cette couleur. Tout le monde se moqua d'eux; ils allèrent se plaindre au dictateur, qui les reçut fort mal; il les traita de novateurs, d'esprits forts, de rebelles, qui se laissaient séduire par les opinions erronées de ceux qui avaient des yeux, et qui osaient douter de l'infaillibilité de leur maître. Cette querelle forma deux partis.
                Le dictateur, pour les apaiser, rendit un arrêt par lequel tous leurs habits étaient rouges. Il n'y avait pas un habit rouge aux Quinze-Vingts. On se moqua d'eux plus que jamais. Nouvelles plaintes de la part de la communauté. Le dictateur entra en fureur, les autres aveugles aussi ; on se battit longtemps, et la concorde ne fut rétablie que lorsqu'il fut permis à tous les Quinze-Vingts de suspendre leur jugement sur la couleur de leurs habits.
                Un sourd, en lisant cette petite histoire, avoua que les aveugles avaient eu tort de juger des couleurs; mais il resta ferme dans l'opinion qu'il n'appartient qu'aux sourds de juger de la musique.
Voltaire
La première impression du texte est de 1766, dans Le philosophe ignorant, publié à Genève, chez les Cramer.
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CHAPITRE XIV
L’éternel Patapouf

                                                                                    1
            D’écrit en français, il est rien que je préfère à cette “petite histoire”. La sagesse serait de n’en rien dire. N’est-ce pas limpide à couper le souffle ? C’est la Méduse du Witz. On s’en libère par le rire.
 
                                                                                    2
            Freud va chercher ses mots d’esprit dans des anas. Il raisonne sur des bons mots qui se font remarquer, ce qui suppose que, le reste du temps, la conversation ne pétille pas vraiment. Chez Voltaire, tout est Witz, on est dans l’élément même de l’esprit, c’est la forme a priori de sa perception du monde.
 
                                                                                    3
            Quatre petits paragraphes, et il y a tout, comme dans le café de Lagoupille: une politique, une métaphysique (à l’envers), une logique, une éthique, et une esthétique aussi, exhibée par le style.
 
                                                                                    4
            À relire ces temps-ci ces monologues que l’on appelle “mon cours”, je vois bien que curieusement ma langue - ma version de lalangue - porte l’empreinte de Molière et celle de Voltaire. Je n’ai jamais su faire obscur - sinon en y travaillant beaucoup, à l’École normale... Dire vite m’a toujours paru une vertu. Mais la rapidité n’est pas tout : il faut, pour que je sois content, que les rapports entre les termes se voient. Ma parole est une escrime, je porte des bottes, je fais des moulinets, je me fends. Qui est en face ? Personne de qui je parle. C’est l’éternel Patapouf, l’ennemi de Voltaire
 
                                                                                    5
            J’ai peine à croire Mauricio quand il me dit que la Petite Digression n’existe pas en espagnol. Si c’était le cas, je serais fier de l’avoir mise en circulation en Argentine, où cela pourrait faire quelque bien... Il est vrai que, sitôt la “dictature“ superbement dénoncée (que nous n’avions jamais subie jusqu’alors), nous avons eu Robespierre et Napoléon. Lacan n’hésite pas à rappeler aux Allemands - captatio malevolentiae - où l’amour de la critique les a conduits vers 1933. Il se plaçait sous l’égide des Lumières, mais en politique il raisonnait  souvent en romantique. Avec ça, le plus libéral du monde.
 
                                                                                    6
            Il y avait à l’École freudienne quelque chose des Quinze-Vingt (saura-t-on traduire ça à Buenos-Aires ? C’est le nom de l’hospice fondé à Paris par Saint Louis, au bénéfice des aveugles). Cela tenait sans doute aux élèves, le directeur étant, lui, assez voltairien pour avoir dit : “se passer du Nom-du-Père à condition de s’en servir“.  Mais enfin, ce n’était pas un succès, ce succès...
 
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            Les psychanalystes sont condamnés à parler de ce qu’ils ne voient pas. C’est pourquoi ils y mettent une telle conviction, qu’ils aient la foi du charbonnier ou qu’ils soient rongés par un doute dont ils se cachent. Les plus malins, depuis longtemps, ne croient plus à l’inconscient: à force de s’en servir, on s’en passe.  Les plus malins ? En psychanalyse, ce sont les plus débiles, et ils deviennent nécessairement, dit Lacan, des canailles (mot de la langue classique). La chasse aux canailles obsède Stendhal, voltairien sous la Restauration (voir le conte du charmant évêque d’Agde répétant le signe de croix devant le miroir). Au lieu de parler de ce que vous ne voyez pas, parlez de ce que vous entendez, dit Lacan en substance, et de ce que c’est que de parler et d’entendre.
 
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            Il y a les cinq sens, certes, et puis il y a  le fantasme, le réel du jouir, et le réel du symbolique. Voltaire respecte la jouissance, il respecte les mathématiques, mais le fantasme de l’autre le fait rire. Il dit : “Regardez donc l’imbécile”. Mais c’est lui qui n’entend rien aux “pouvoirs de la parole”, que pourtant met en scène la Petite Digression. Aux cinq sens près, tout est fantasme, dit Lacan. Ce pourrait être du Voltaire.
 
                                                                                    9
            C’est le plus borgésien des contes de Voltaire. Il faudrait peu de choses pour que Petite digression  devienne Tlôn Uqbar Orbis Tertius, ou Le Congrès. Il faudrait seulement rire un peu moins. Non pas pleurer (c’est bon pour les chantres du  sentiment tragique de la vie, de Pascal à Unamuno) : avoir de la compassion,  de la compassion pour soi-même veux-je dire, de la lucidité. Les Lumières, c’était les Quinze-Vingt, et Voltaire, leur dictateur (on l’a dit). Petite digression ne parle que de la dictature d’opinion : et si Voltaire pensait à lui-même ?
 
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            Borgès, aveugle, parlait des couleurs sans hésitation, je l’ai entendu. De quoi devrait parler un aveugle ? Il est comme tout le monde, passionné par l’objet perdu. Pourquoi parler de ce qui est sous le regard, sous la main ? Bien sûr, on ne parle que de ce qui est hors de portée. Ces empiristes veulent toujours vous rabattre le caquet. Voltaire était anglomane, c’est ce qui l’a perdu, comme Wittgenstein. “Ce dont on ne peut parler, il faut le taire”, cette sagesse, qui est celle de la Petite digression, est un peu courte. Chez Carnap, c’est franchement la dictature du pion. Au moins Kant, pour être dans le fil de Voltaire, ajoute : “ ... mais on ne peut s’empêcher d’en parler”. “Parlez de ce que vous connaissez” - eh bien, on n’irait pas loin...
 
                                                                                    11
            Pourquoi Maximilien est-il à l’horizon ? Parce qu’à toucher aux semblants, à mettre au jour le fondement de semblant du lien social, à passer la croyance à la toise des cinq sens sous prétexte de rendre la société raisonnable, on délégitime les signifiants-maîtres de la tradition, et la rétribution ne saurait tarder. Joseph de Maistre plus vrai que Voltaire (sans doute fut-il voltairien, comme tout le monde, avant 89). Seulement voilà, la Restauration ne marche pas.  Chateaubriand sait déjà que c’en est fini pour toujours, que l’idéologie scientifique a eu raison de la tradition. La Révolution en effet, c’est le discours de la science en marche (son effet catastrophique sur les Français). Voltaire est son Saint Jean-Baptiste. N’avait-il pas fait de Newton son nouvel évangile ?  À Petite Digression, Grande Révolution.
 
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            Je lisais à Venise, en italien, les réflexions d’un Hongrois. Quelle pitié, dit-il en substance, que l’unité allemande se soit faite sous les Hohenzollern, ces butors, ces malappris, ces parvenus, plutôt qu’autour des Habsbourg, qui étaient des gentilshommes, en qui vivait encore le sens de la res publica et de la souveraineté impersonnelle. Avec l’universalisme abstrait est arrivé le nationalisme, et le règne fatal des héros. Napoléon genuit Bismarck, qui genuit Guillaume II, “falso monarca, per il quale l’esercizio del potere non é una funzione e un sistema di ruoli, bensi un cimento romantico, eroico, spettacolare, individuale“, et vient  Hitler. Istvan Bibo, qu’inspire Gugliemo Ferrero, rêve en 1942 d’une monarchie voltairienne, d’un roi-philosophe. Patience, c’est aujourd’hui l’ère de Plus-personne (cf. “L’Autre n’existe pas et ses comités d’éthique“).
 
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            La grande douleur des libéraux : “Pourquoi, pourquoi, les hommes ne restent-ils pas dans les limites de la simple raison ?”. A l’exception des Anglais, qui ont avec le réel ce rapport robuste et sain (sauf Carlyle...) que célébrait Lacan après-guerre, les peuples se racontent des histoires. La tristesse des libéraux français est à ranger sur l’étagère des grands affects politiques à côté des  nostalgies légitimistes. Les Anglais ne croient pas aux “idées (les Écossais, bien davantage, et les Américains tout à fait). C’est d’ailleurs pourquoi ils donnent le ton à l’IPA. Ils gardent leurs croyances pour leur privé, comme un petit délire qui ne fait de mal à personne, et dont on ne fait pas étalage. Si ce réalisme salubre a enthousiasmé Voltaire, c’est que lui était français. Il en a aussitôt fait un système, et radical  comme il en est peu — se moquant de tout, jouant le dessalé. C’est ce que ne font pas les Anglais, justement : une fois les “idées” devenues coutumes, entrées dans l’ordre des choses, ils les respectent comme choses qui existent. Quant au non sublime de 1940, il laisse sur place les calcul de la boutique. Anglomanie n’est pas anglitude.
 
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            Les Anglais  cesseront-ils un jour d’avoir l’usage du vieux signifiant royal ? C’est l’enjeu du feuilleton qui passionne encore cet été. Le discours de la science  trouvant à s’accomplir par les parties de jambes en l’air de Lady Di... La dialectique a de ces ironies. Pascal appelle ça “le nez de Cléopâtre” (c’est du Voltaire ...). La dialectique est toujours ironique, et chez Hegel d’abord, comme  Queneau l’a illustré. Le dimanche de la vie veut dire qu’il n’y a plus de rhéteur à vous tromper : fin des pouvoirs de la parole, fin de l’histoire, fin de la “petite digression“ (la “pré-histoire”), on peut commencer à dormir. Le rêve logico-positiviste et libéral : chaque mot à sa place, tous consommateurs, désossés  comme Valentin...
 
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            La Petite Digression, c’est L’Enchiridion du non-dupe. Qu’est-ce que le non-dupe ? Celui qui se moque des pouvoirs de la parole. Il croit que ce n’est rien que  semblant. Cette croyance est erronée, et c’est par là qu’il est débile, qu’il erre, et que, psychanalyste (donc spéculant sur les pouvoirs de la parole), il en devient canaille. Le réel en jeu lui échappe, que lui voile son rire. Voltaire pourtant  sait qu’on n’y coupe pas, voir le topos du dernier paragraphe, sa clausule infinitisante. Quand c’est fini, ça recommence  — après un blanc, riverrun, past Eve and Adam’s, ... Pourquoi cette répétition ? Pourquoi, loin de se garder “paisibles et fortunés”, devenir des “enthousiastes” ? La cécité du conte, c’est la castration. Nous avons toujours un sens en moins. C’est ce que veut dire qu’“il n’y a pas de rapport sexuel”.
 
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            Cette Petite Digression est un blasphème. Les yeux sont pour ne point voir. Le voyant est toujours aveugle (Tirésias). « Je voudrais savoir ce que voit les aveugles », dit un psychotique (relevé par Roger Wartel). La sottise des satires est de méconnaître la puissance des choses absente.  Lacan n’a pas insisté dans la voie de Situation de la psychanalyse en 1956. . “Il se fit écouter, il intrigua, il forma des enthousiastes; enfin on le reconnut pour le chef de la communauté”— mon dieu, mais c’est toute l’histoire de la psychanalyse ... Et peut-être toute l’Histoire, théorie d’incroyables charismatiques, suivis de leurs interminables cohortes bureaucratiques — quand leur “petite digression“ a marché. La question est seulement de durer.  Quand l’artifice est un peu usé, il devient mettable par le gentleman, comme l’indique l’anecdote de Brummel... Heureusement, pour la psychanalyse, c’est mal parti...
 
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            Ou tout n’est que théâtre d’ombres, opéra-buffa, scénographie de semblants, ou il y a du réel. Peut-être le réel aime-t-il le semblant, comme l’Absolu veut être auprès de nous (Hegel). La trajectoire analysante de l’impuissance à l’impossible, mène simultanément du tragique au comique. La passe  en est le Witz, voire le limerick.. Il y faut quelque part un petit clin d’œil (l’œil japonais de Florencia).  Comme le sourd de Voltaire, on tient à son réel à soi, qui est justement ce qu’il ne peut connaître... Si tout était faux-semblant, sophistique, escroquerie, il resterait encore les mathématiques. Stendhal ne respectait que ça. On est pour lui mathématicien ou canaille — ou alors émotif, un peu débile, comme ses héros. Ah ! Faire le psychanalyste mathématicien ... le rêve lacanien.
 
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            L’astuce, la ténacité, la vaillance de Voltaire. Il avait tout fait, 89 n’eut qu’à déblayer. Comme il mérite la haine de Maistre ! Admirable puissance du sceptique combattant, de notre Lucien. Étonnant enthousiasme de l’incrédule    (il jouissait de crever les outres). Célébré par le monde dont il était la ruine (il n’avait pas voulu cela...).
 
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            “Suspends” ton jugement là où manque l’expérience sensible,  et tout ira pour le mieux. L’utopie libérale, la discipline logico-positiviste, prolongent l’ascèse antique. C’est une façon de faire avec l’Autre barré — faute du savoir, renoncer à l’acte. Érasme, Montaigne, Voltaire. Descartes n’a pas sa place dans la série, car lui “croit” au réel ( mais sait aussi  la puissance des semblants  sociaux : pas touche, dit-il ). La psychanalyse est cartésienne, non pas voltairienne. Le Cogito vaut pour l’aveugle,  rien ne lui interdit les mathématiques, le divan non plus.
 
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            L’hospice pour aveugles devenus asile de fous. La leçon de Voltaire, sans la satire, se résume à un plat “Tenez-vous en aux faits”, qui finira par donner Monsieur Homais, et, au mieux le délire positiviste ( Auguste Comte, fou comme un lapin...Visitez donc sa “ Chapelle de l’Humanité“ à Paris, où se réunit parfois notre Collège franco-brésilien). La fiction tient au fait comme une tique à la peau d’un chien. Bentham plus vrai, plus sage, plus Confucius, plus pratique que Voltaire : c’est un juriste.
 
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            “La raison depuis Freud”, c’est  tout à fait autre chose. Quelque chose comme : les Lumières plus l’objet petit a, pour le dire à la Lénine ( “Les Soviets, plus l’électrification” — sauf qu’avec l’électricité, les Soviets tiennent encore le coup; après, c’est : “L’électronique, moins les Soviets”...).
 
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            C’est l’heure de déjeuner. Je pense à un Witz qui doit être dans le Spicilège de Montesquieu, et qui dit à peu près : “Vous vous empêchez de dormir pour faire de la philosophie, alors qu’il faudrait faire de la philosophie pour bien dormir”.
 
Divertissement de ce dimanche 17 août 1997,  à Paris

SIMONE WEIL, sur la lumière intérieure

5/28/2017

 
Extraits de la Note sur la suppression générale des partis politiques
​Le mot parti est pris ici dans la signification qu’il a sur le continent européen. Le même mot dans les pays anglo-saxons désigne une réalité tout autre. Elle a sa racine dans la tradition anglaise et n’est pas transposable. Un siècle et demi d’expérience le montre assez. Il y a dans les partis anglo-saxons un élément de jeu, de sport, qui ne peut exister que dans une institution d’origine aristocratique ; tout est sérieux dans une institution qui, au départ, est plébéienne.
            L’idée de parti n’entrait pas dans la conception française de 1789, sinon comme mal à éviter. Mais il y eut le club des Jacobins. C’était d’abord seulement un lieu de libre discussion. Ce ne fut aucune espèce de mécanisme fatal qui le transforma . C’est uniquement la pression de la guerre et de la guillotine qui en fit un parti totalitaire.
            Les luttes des factions sous la Terreur furent gouvernées par la pensée si bien formulée par Tomski : « Un parti au pouvoir et tous les autres en prison. » Ainsi sur le continent d’Europe le totalitarisme est le péché originel des partis.
            C’est d’une part l’héritage de la Terreur, d’autre part l’influence de l’exemple anglais, qui installa les partis dans la vie publique européenne. Le fait qu’ils existent n’est nullement un motif de les conserver. Seul le bien est un motif légitime de conservation. Le mal des partis politiques saute aux yeux. Le problème à examiner, c’est s’il y a en eux un bien qui l’emporte sur le mal et rende ainsi leur existence désirable.
            Mais il est beaucoup plus à propos de demander : Y a-t-il en eux-mêmes   une parcelle infinitésimale de bien ? Ne sont-ils pas du mal à l’état pur ou presque ?
            S’ils sont du mal, il est certain qu’en fait et dans la pratique ils ne peuvent produire que du mal. C’est un article de foi. « Un bon arbre ne peut jamais porter de mauvais fruits, ni un arbre pourri de beaux fruits. »
            Mais il faut d’abord reconnaître quel est le critère du bien.
            Ce ne peut être que la vérité, la justice, et, en second lieu, l’utilité publique.
            La démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien, estimés efficaces à tort ou à raison. Si la République de Weimar, au lieu de Hitler, avait décidé par les voies les plus rigoureusement parlementaires et légales de mettre les Juifs dans des camps de concentration et de les torturer avec raffinement jusqu’à la mort, les tortures n’auraient pas eu un arome de légitimité de plus qu’elles n’ont maintenant. Or pareille chose n’est nullement inconcevable.
            Seul ce qui est juste est légitime. Le crime et le mensonge ne le sont en aucun cas.
            Notre idéal républicain procède entièrement de la notion de volonté générale due à Rousseau. Mais le sens de la notion a été perdu presque tout de suite, parce qu’elle est complexe et demande un degré d’attention élevé.
(…)
            Le véritable esprit de 1789 consiste à penser, non pas qu’une chose est juste parce que le peuple la veut, mais qu’à certaines conditions le vouloir du peuple a plus de chances qu’aucun autre vouloir d’être conforme à la justice.
            Il y a plusieurs conditions indispensables pour pouvoir appliquer la notion de volonté générale. Deux doivent particulièrement retenir l’attention.
            L’une est qu’au moment où le peuple prend conscience d’un de ses vouloirs et l’exprime, il n’y ait aucune espèce de passion collective.
(…)
            Si une seule passion collective saisit tout un pays, le pays entier est unanime dans le crime. Si deux ou quatre ou cinq ou dix passions collectives le partagent, il est divisé en plusieurs bandes de criminels. Les passions divergentes ne se neutralisent pas, comme c’est le cas pour une poussière de passions individuelles fondues dans une masse ; le nombre est bien trop petit, la force de chacune est bien trop grande, pour qu’il puisse y avoir neutralisation. La lutte les exaspère. Elles se heurtent avec un bruit vraiment infernal, et qui rend impossible d’entendre même une seconde la voix de la justice et de la vérité, toujours presque imperceptible.
            Quand il y a passion collective dans un pays, il y a probabilité pour que n’importe quelle volonté particulière soit plus proche de la justice et de la raison que la volonté générale, ou plutôt que ce qui en constitue la caricature.
La seconde condition est que le peuple ait à exprimer son vouloir à l’égard des problèmes de la vie publique, et non pas à faire seulement un choix de personnes. Encore moins un choix de collectivités irresponsables. Car la volonté générale est sans aucune relation avec un tel choix.
            S’il y a eu en 1789 une certaine expression de la volonté générale, bien qu’on eût adopté le système représentatif faute de savoir en imaginer un autre, c’est qu’il y avait eu bien autre chose que des élections. Tout ce qu’il y avait de vivant à travers tout le pays – et le pays débordait alors de vie – avait cherché à exprimer une pensée par l’organe des cahiers de revendications. Les représentants s’étaient en grande partie fait connaître au cours de cette coopération dans la pensée ; ils en gardaient la chaleur ; ils sentaient le pays attentif à leurs paroles, jaloux de surveiller si elles traduisaient exactement ses aspirations. Pendant quelque temps – peu de temps – ils furent vraiment de simples organes d’expression pour la pensée publique.
            Pareille chose ne se produisit jamais plus.
            Le seul énoncé de ces deux conditions montre que nous n’avons jamais rien connu qui ressemble même de loin à une démocratie. Dans ce que nous nommons de ce nom, jamais le peuple n’a l’occasion ni le moyen d’exprimer un avis sur aucun problème de la vie publique ; et tout ce qui échappe aux intérêts particuliers est livré aux passions collectives, lesquelles sont systématiquement, officiellement encouragées.
(…)
            Pour apprécier les partis politiques selon le critère de la vérité, de la justice, du bien public, il convient de commencer par en discerner les caractères essentiels.
            On peut en énumérer trois :
            Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective.
            Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres.
            La première fin, et, en dernière analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite.
            Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en aspiration. S’il ne l’est pas en fait, c’est seulement parce que ceux qui l’entourent ne le sont pas moins que lui.
            Ces trois caractères sont des vérités de fait évidentes à quiconque s’est approché de la vie des partis.
(…)
            La fin d’un parti politique est chose vague et irréelle. Si elle était réelle, elle exigerait un très grand effort d’attention, car une conception du bien public n’est pas chose facile à penser. L’existence du parti est palpable, évidente, et n’exige aucun effort pour être reconnue. Il est ainsi inévitable qu’en fait le parti soit à lui-même sa propre fin.
            Il y a dès lors idolâtrie, car Dieu seul est légitimement une fin pour soi-même.
            La transition est facile. On pose en axiome que la condition nécessaire et suffisante pour que le parti serve efficacement la conception du bien public en vue duquel il existe est qu’il possède une large quantité de pouvoir.
            Mais aucune quantité finie de pouvoir ne peut jamais être en fait regardée comme suffisante, surtout une fois obtenue. Le parti se trouve en fait, par l’effet de l’absence de pensée, dans un état continuel d’impuissance qu’il attribue toujours à l’insuffisance du pouvoir dont il dispose. Serait-il maître absolu du pays, les nécessités internationales imposent des limites étroites.
            Ainsi la tendance essentielle des partis est totalitaire, non seulement relativement à une nation, mais relativement au globe terrestre. C’est précisément parce que la conception du bien public propre à tel ou tel parti est une fiction, une chose vide, sans réalité, qu’elle impose la recherche de la puissance totale. Toute réalité implique par elle-même une limite. Ce qui n’existe pas du tout n’est jamais limitable.
            C’est pour cela qu’il y a affinité, alliance entre le totalitarisme et le mensonge.
            Beaucoup de gens, il est vrai, ne songent jamais à une puissance totale ; cette pensée leur ferait peur. Elle est vertigineuse, et il faut une espèce de grandeur pour la soutenir. Ces gens-là, quand ils s’intéressent à un parti, se contentent d’en désirer la croissance ; mais comme une chose qui ne comporte aucune limite. S’il y a trois membres de plus cette année que l’an dernier, ou si la collecte a rapporté cent francs de plus, ils sont contents. Mais ils désirent que cela continue indéfiniment dans la même direction. Jamais ils ne concevraient que leur parti puisse avoir en aucun cas trop de membres, trop d’électeurs, trop d’argent.
            Le tempérament révolutionnaire mène à concevoir la totalité. Le tempérament petit bourgeois mène à s’installer dans l’image d’un progrès lent, continu et sans limite. Mais dans les deux cas la croissance matérielle du parti devient l’unique critère par rapport auquel se définissent en toutes choses le bien et le mal. Exactement comme si le parti était un animal à l’engrais, et que l’univers eût été créé pour le faire engraisser.
            On ne peut servir Dieu et Mammon. Si on a un critère du bien autre que le bien, on perd la notion du bien.
            Dès lors que la croissance du parti constitue un critère du bien, il s’ensuit inévitablement une pression collective du parti sur les pensées des hommes. Cette pression s’exerce en fait. Elle s’étale publiquement. Elle est avouée, proclamée. Cela nous ferait horreur si l’accoutumance ne nous avait pas tellement endurcis.
            Les partis sont des organismes publiquement, officiellement constitués de manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice.
(…)
            Supposons un membre d’un parti – député, candidat à la députation, ou simplement militant – qui prenne en public l’engagement que voici : « Toutes les fois que j’examinerai n’importe quel problème politique ou social, je m’engage à oublier absolument le fait que je suis membre de tel groupe, et à me préoccuper exclusivement de discerner le bien public et la justice. »
            Ce langage serait très mal accueilli. Les siens et même beaucoup d’autres l’accuseraient de trahison. Les moins hostiles : « Pourquoi,  alors a-t-il adhéré à un parti ? » – avouant ainsi naïvement qu’en entrant dans un parti on renonce à chercher uniquement le bien public et la justice. Cet homme serait exclu de son parti, ou au moins en perdrait l’investiture ; il ne serait certainement pas élu.
            Mais bien plus, il ne semble même pas possible qu’un tel langage soit tenu. En fait, sauf erreur, il ne l’a jamais été. Si des mots en apparence voisins de ceux-là ont été prononcés, c’était seulement par des hommes désireux de gouverner avec l’appui de partis autres que le leur. De telles paroles sonnaient alors comme une sorte de manquement à l’honneur.
En revanche on trouve tout à fait naturel, raisonnable et honorable que quelqu’un dise : « Comme conservateur », ou : « Comme socialiste, je pense que… »
Cela, il est vrai, n’est pas propre aux partis. On ne rougit pas non plus de dire : « Comme Français, je pense que… » «  Comme catholique, je pense que… »
            Des petites filles, qui se disaient attachées au gaullisme comme à l’équivalent français de l’hitlérisme, ajoutaient : » La vérité est relative, même en géométrie. » Elles touchaient le point central.
            S’il n’y a pas de vérité, il est légitime de penser de telle ou telle manière en tant qu’on se trouve être en fait telle ou telle chose. Comme on a des cheveux noirs, bruns, roux ou blonds, parce qu’on est comme cela, on émet aussi telles et telles pensées. La pensée, comme les cheveux est alors le produit d’un processus physique d’élimination.
            Si on reconnaît qu’il y a une  vérité, il n’est permis de penser que ce qui est vrai. On pense alors telle chose, non parce qu’on se trouve être en fait Français, ou catholique, ou socialiste, mais pare que la lumière irrésistible de l’évidence oblige à penser ainsi et non autrement.
            S’il n’y a pas évidence, s’il y a doute, il est alors évident que dans l’état de connaissances dont on dispose la question est douteuse. S’il y a une faible probabilité d’un côté, il est évident qu’il y a une faible probabilité ; et ainsi de suite. Dans tous les cas, la lumière intérieure accorde toujours à quiconque la consulte une réponse manifeste. Le contenu de la réponse est plus ou moins affirmatif ; peu importe. Il est toujours susceptible de révision ; mais aucune correction ne peut être apportée, sinon par davantage de lumière intérieure.
            Si un homme, membre d’un parti, est absolument résolu à n’être fidèle en toutes ses pensées qu’à la lumière intérieure exclusivement et à rien d’autre, il ne peut pas faire connaître cette résolution à son parti. Il est alors vis-à-vis de lui en état de mensonge.
            C’est une situation qui ne peut être acceptée qu’à cause de la nécessité qui contraint à se trouver dans un parti pour prendre part efficacement aux affaires publiques. Mais alors cette nécessité est un mal, et il faut y mettre fin en supprimant les partis.
            Un homme qui n’a pas pris la résolution de fidélité exclusive à la lumière intérieure installe le mensonge au centre même de l’âme. Les ténèbres intérieures en sont la punition.
            On tenterait vainement de s’en tirer par la distinction entre la liberté intérieure et la discipline extérieure. Car il faut alors mentir au public, envers qui tout candidat, tout élu, a une obligation particulière de vérité.
            Si je m’apprête à dire, au nom de mon parti, des choses que j’estime contraires à la vérité et à la justice, vais-je l’indiquer dans un avertissement préalable ? Si je ne le fais pas, je mens.
            De ces trois formes de mensonge – au parti, au public, à soi-même – la première est de loin la moins mauvaise. Mais si l’appartenance à un parti contraint toujours, en tout cas, au mensonge, l’existence des partis est absolument, inconditionnellement un mal.
(…)
Quand Ponce Pilate a demandé au Christ : « Qu’est-ce que la vérité ? » , le Christ n’a pas répondu. Il avait répondu d’avance en disant : « je suis venu porter témoignage pour la vérité. »
            Il n’y a qu’une réponse. La vérité, ce sont les pensées qui surgissent dans l’esprit d’une créature pensante uniquement, totalement, exclusivement désireuse de la vérité. 
            Le mensonge, l’erreur – mots synonymes – ce sont les pensées de ceux qui ne désirent pas la vérité, et de ceux qui désirent la vérité et autre chose en plus. Par exemple qui désirent la vérité et en plus la conformité avec telle ou telle pensée établie.
            Mais comment désirer la vérité sans rien savoir d’elle ? C’est là le mystère des mystères. Les mots qui expriment une perfection inconcevable à l’homme – Dieu, vérité, justice – prononcés intérieurement avec désir, sans être joints à aucune conception, ont le pouvoir d’élever l’âme et de l’inonder de lumière.
            C’est en désirant la vérité à vide et sans tenter d’en deviner d’avance le contenu qu’on reçoit la lumière. C’est là tout le mécanisme de l’attention.
            Il est impossible d’examiner les problèmes effroyablement complexes de la vie publique en étant attentif à la fois, d’une part à discerner la vérité, la justice le bien public, d’autre part à conserver l’attitude qui convient à un membre de tel groupement. La faculté humaine d’attention n’est pas capable simultanément des deux soucis. En fait quiconque s’attache à l’un abandonne l’autre.
(…)
Quand il y a des partis dans un pays, il en résulte tôt ou tard un état de fait tel qu’il est impossible d’intervenir efficacement dans les affaires publiques sans entrer dans un parti et jouer le jeu. Quiconque s’intéresse à la chose publique désire s’y intéresser efficacement. Ainsi ceux qui inclinent au souci du bien public, ou renoncent à y penser et se tournent vers autre chose, ou passent par le laminoir des partis. En ce cas aussi il leur vient des soucis qui excluent celui du bien public.
Les partis sont un merveilleux mécanisme, par la vertu duquel, dans toute l’étendue d’un pays, pas un esprit ne donne son attention à l’effort de discerner, dans les affaires publiques, le bien, la justice, la vérité.
            Il en résulte que – sans un très petit nombre de coïncidences fortuites – il n’est décidé et exécuté que des mesures contraires au bien public, à la justice et à la vérité.
            Si on confiait au diable l’organisation de la vie publique, il ne pourrait rien imaginer de plus ingénieux.
            Si la réalité a été un peu moins sombre c’est que les partis n’avaient pas encore tout dévoré. Mais en fait, a-t-elle été un peu moins sombre ? N’était-elle pas exactement aussi sombre que le tableau esquissé ici ? L’événement ne l’a-t-il pas montré ?
            Il faut avouer que le mécanisme d’oppression spirituelle et mentale propre aux partis a été introduit dans l’histoire par l’Église catholique dans sa lutte contre l’hérésie.
            Un converti qui entre dans l’Église – ou un fidèle qui délibère avec lui-même et résout d’y demeurer – a aperçu dans les dogme du vrai et du bien. Mais en franchissant le seuil il professe du même coup n’être pas frappé par les anathema sit, c’est-à-dire accepter en bloc tous les articles dits « de foi stricte ». Ces articles, il ne les a pas étudiés. Même avec un haut degré d’intelligence et de culture, une vie entière ne suffirait pas à cette étude, vu qu’elle implique celle des circonstances historiques de chaque condamnation.
            Comment adhérer à des affirmations qu’on ne connaît pas ? Il suffit de se soumettre inconditionnellement à l’autorité d’où elles émanent.
            C’est pourquoi saint Thomas ne veut soutenir ses affirmations que par l’autorité de l’Église, à l’exclusion de tout autre argument. Car, dit-il, il n’en faut pas davantage pour ceux qui l’acceptent ; et aucun argument ne persuaderait ceux qui la refusent.
            Ainsi la lumière intérieure de l’évidence, cette faculté de discernement accordée d’en haut à l’âme humaine comme réponse au désir de vérité, est mise au rebut, condamnée aux tâches serviles, comme de faire des additions, exclue de toutes les recherches relatives à la destinée spirituelle de l’homme. Le mobile de la pensée n’est plus le désir inconditionné, non défini, de la vérité, mais le désir de la conformité avec un enseignement établi d’avance.
            Que l’Église fondée par le Christ ait ainsi dans une si large mesure étouffé l’esprit de vérité – et si, malgré l’Inquisition, elle ne l’a pas fait totalement, c’est que la mystique offrait un refuge sûr – c’est une ironie tragique. On l’a souvent remarqué. Mais on a moins remarqué une autre ironie tragique. C’est que le mouvement de révolte contre l’étouffement des esprits sous le régime inquisitorial a pris une orientation telle que qu’il a poursuivi l’œuvre d’étouffements des esprits.
            La Réforme et l’humanisme de la Renaissance, double produit de cette révolte, ont largement contribué à susciter, après trois siècles de maturation, l’esprit de 1789. Il en est résulté après un certain délai notre démocratie fondée sur le jeu des partis, dont chacun est une petite Église profane armée de la menace d’excommunication. L’influence des partis a contaminé toute la vie mentale de notre époque.
             Un homme qui adhère à un parti a vraisemblablement aperçu dans l’action et la propagande de ce parti des choses qui lui ont paru justes et bonnes. Mais il n’a jamais étudié la position du parti relativement à tous les problèmes de la vie publique. En entrant dans le parti, il accepte des positions qu’il ignore. Ainsi il soumet sa pensée à l’autorité du parti. Quand, peu à peu, il connaîtra ces positions, il les admettra sans examen.
            C’est exactement la situation de celui qui adhère à l’orthodoxie catholique conçue comme fait saint Thomas.
            Si un homme disait, en demandant sa carte de membre : « Je suis d’accord avec le parti sur tel, tel, tel point ; je n’ai pas étudié ses autres positions et je réserve entièrement mon opinion tant que je n’en aurai pas fait l’étude », on le prierait sans doute de repasser plus tard.
            Mais en fait, sauf exceptions très rares, un homme qui entre dans un parti adopte docilement l’attitude d’esprit qu’il exprimera plus tard par les mots : « Comme monarchiste, comme socialiste, je pense que... » C’est tellement confortable ! Car c’est ne pas pense. Il n’y a rien de plus confortable que de ne pas penser.
            Quant au troisième caractère des partis, à savoir qu’ils sont des machines à fabriquer de la passion collective, il est si visible qu’il n’a pas à être établi. La passion collective est l’unique énergie dont disposent les partis pour la propagande extérieure et pour la pression exercée sur l’âme de chaque membre.
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