Lacanian.net
  • Zadig mondial
  • Table d'orientation
  • Décisions de fondation
  • Crise au Venezuela
  • La pétition Pasolini
  • Inscription
    • S'inscrire
    • Contact

Table d'orientation

Lacan, une leçon de politique

6/3/2017

 

« Vos paroles m’ont frappé … »
par François Regnault


— « Vos paroles m’ont frappé plus que vous ne pensez »,
 devais-je lui dire plus tard.
-- « Frappé plus que je ne pense », dit le Docteur.
— «  C’est cela même », devais-je lui redire.
​
Nous étions assis à table, dans le petit appartement de la rue de L., à table tous trois, sa fille J* face à nous, son gendre A* et moi du même côté, lorsqu’il entra, lui, “Freud” en personne.
            Il entra lentement avec sa femme, qui vint s’asseoir à l’autre bout inoccupé de la table. Je me levai et allai le saluer, sachant qu’il avait été agressé deux jours avant chez lui, par un malandrin, un fou, qui lui voulait du mal, qui voulait son argent, qu’il avait reçu un coup de poing . Je devinais aisément qu’il n’était pas question que j’y fisse allusion, pas même en m’autorisant d’un “croyez que je suis avec vous dans cette épreuve légère et sérieuse”.
             Le coup de poing lui avait fait une ecchymose à la gorge, et sa voix en subissait une extinction assez importante. Il me dit bonjour, puis il prit le texte que son gendre A* avait préparé pour les journaux, pour répondre à une question de politique révolutionnaire dans le style de 1789 et selon les principes de Jean-Jacques Rousseau.
            Il passa dans la pièce à côté, face à l’endroit où j’avais été assis et où je me tenais de nouveau debout, attendant qu’il fût sorti. Il s’éloigna, demandant un peu de paix, demandant qu’on le laissât jouir une heure ou deux de la paix à laquelle il avait droit, avant le dîner auquel il avait droit.
            La porte s’était refermée, et je sais que jusqu’à ce qu’il revienne, je gardai l’impression qu’il était non pas dans la pièce à côté, que je connaissais, mais qu’il était très loin, inatteignable, qu’il était sorti de l’espace comme de l’appartement, et qu’il n’y avait pas de raison que je le revisse, du moins ce soir-là.
            Or une demi-heure après il sortit, et manifestement il voulait gagner la porte par laquelle il était tout à l’heure entré, passant de nouveau à lui seul comme une procession lente, comme le Saint-Sacrement dans une ville espagnole où agenouillé, on l’eût attendu tout un jour sous le soleil et les roses, se retirant comme sur le tableau célèbre de l’excommunication du roi Robert, par la porte du fond, tout cierge étouffé, le clergé solennel et indifférent.
            Nous étions assis à table, et il allait gagner la porte, mais il se ravisa et — soit que son gendre l’eût hélé au passage, avide d’un commentaire plus rapide de son article, soit qu’il n’eût que feint de vouloir sortir et que son vrai désir ait été de s’asseoir devant nous, parmi nous, incité à le faire devant moi, l’étranger — ce que peut-être en famille il eût renoncé à faire ou même évité, il vint s’asseoir à notre table, mais à titre provisoire, manifestant que la chaise n’était que le support passager d’une parole.
            Il fut ainsi à table parmi nous, mais en biais, comme la vérité qu’à nous enfermée dans le cadre rigide du dîner et dans celui — moral — de la jeune et frétillante révolution il lui faudrait faire apercevoir de biais, car elle allait singulièrement déformer la perspective où nous nous ébattions. Alors, lorsqu’il serait sorti, nos regards arrachés au carré familier se tourneraient vers la porte, et il nous resterait à considérer, comme après Emmaüs, claire dans notre nuit, autour de notre terre errante, sa lumière venue d’ailleurs.
            Il commença ainsi, parlant à son gendre et ne me regardant pas, sauf vers la fin, de biais encore, au moment où il me sourirait :
            _ « Ces quelques lignes que je vous ai envoyées l’autre jour — suis-je ou non allé à la ligne assez clairement au moment où changeant d’idée, je devais arrêter le paragraphe, je ne sais — , ces lignes devaient vous dire ce que je n’ai pas à vous redire ici, et qui vaut toujours, même lu votre article.
            Je sais, pour le voir autour de moi et pour lire les journaux, je sais un peu ce que du côté du nord de Paris sont capables de faire les cliques armées ; je vois bien que les tueurs — ce ne sont rien d’autre — sont employés par C* et consorts. Mais, comprenez-vous, vous ne serez jamais à la tête d’une bande de tueurs » (ceci préparait la conclusion du discours où il dirait combien faible était son gendre en face de l’ordre du monde).
             Son gendre ici eut un mouvement de recul qui signifiait non pas tant qu’il lui faudrait bien un jour être aussi à la tête d’une bande de ce qu’on n’appellerait pas des tueurs, mais d’authentiques justiciers, mais plutôt qu’au révolutionnaire, rien de ce qui est inhumain ne devrait être étranger. “Freud” continua :
            « Il est évident à tous, rien n’est plus évident, que la masse qu’allègue votre article joue ici le rôle du maître, du signifiant-maître. Que croyez-vous là qui se renouvelle, sinon ce qui fut toujours, et sous d’autres noms autrefois ? (il voulait dire, la République, le Roi). En son nom, qui conserve inchangeable l’ancienne place où se tient le discours perpétuel, vous tenez le discours à présent dit de la masse. En son nom, vous perpétuez le discours perpétuel, cela est évident à tous.
            D’un côté tout autre en apparence, quelle révolte faites-vous valoir ? Vous et ceux qui vous accompagnent ou qui vous suivent, quels êtes-vous perçus par ce qui, ni peuple ni masse, reçoit à bon droit le nom de “populaire“ ? Le populaire vous perçoit comme des révoltés, et comme il ne se connaît pas de révolte, il prend votre révolte comme révolte bourgeoise, comme révolte de privilégiés. Car que faites-vous, que pouvez-vous même faire, sinon, à part du populaire, et dans le choix des révoltes de privilégiés, exprimer l’une d’entre elles, par la voie la plus classique, et pourtant bourgeoise et privilégiée — solitaire ? J’ai moi une autre façon de passer ma révolte, aussi de privilégié, j’ai moi une autre voie, et il y a pour vous — vous devriez le vouloir — une autre voie de passer votre révolte de privilégié : la mienne par exemple.
             Je regrette seulement que si peu de gens qui m’intéressent, s’intéressent à ce qui m’intéresse. »
            Il n’avait parlé de sa révolte à lui, dont il ne parlait jamais, pas plus que tout cela dont il ne parlait jamais, que parce que son gendre A*, par une parole ou un geste, avait demandé quelle issue — à moins de la taire et de l’éteindre — s’ouvrait à la révolte de privilégié, hors de la voie classique. Son gendre A* avait dû alléguer que le privilège disparaissait lorsque la révolte rejoignait dans son droit la révolution, et qu’alors confondues elles faisaient vaciller le pouvoir de l’Etat. Le privilège s’abolissait. La perception du populaire ne relevait plus la différence étrange de la belle âme. C’est pourquoi “la mienne par exemple” introduisait cet homme noble et sentimental dans ses propres propos, et se comptant dans la liste des privilégiés pour y faire repérer sa révolte, d’habitude tue, comme essentielle et marginale à la fois, exceptionnelle et par là vraiment réelle, vraiment réelle et vraiment impossible, il répondit ainsi à celui qui reconduisait dans l’idéal ses forces à celles du peuple.
            Ensuite « Je regrette que si peu de gens qui m’intéressent... », marquait une pause, ménageait une détente dans le discours tendu, entièrement construit, avec, comme dirait Aristote, un début, un milieu et une fin, ainsi que les dernières paroles nous le montrèrent, et bien qu’à chaque moment, nous eussions l’impression de bâtons — il est vrai à peine — rompus.
            « Que voit le populaire en vos manigances ? Qu’au fond vous voulez une police pudique. L’Angleterre, depuis quelques siècles, l’Angleterre a fort bien résolu la question. Sa police fait le travail sans bavure, et le citoyen peut se tenir content de n’entendre jamais parler d’elle. Et ce que vous voulez, au fond, c’est une police sans bavure. Vous et les vôtres reprochez à la police d’être sortie de ce à quoi elle est d’ordinaire cantonné, d’avoir montré le bout de son essence. »
            Il reprit : « J’ai vu, au moment de la Libération, j’ai vu, et je me le rappellerai toujours, au moment où les guignols d’alors faisaient les grands réconciliés — et je te pardonne moi, et je te passe cela — et cela ne les empêchait pas de se tirer tous dans les pattes, tous  — j’ai vu la police, qui venait de faire le travail des Allemands, soutenir de son orphéon les nouvelles réunions euphoriques, et Claude Bourdet et x et tous les autres, paradant devant, et derrière eux l’orphéon de la police, soufflant dans ses tubas , derrière eux en train précisément de les enculer . »
            Il reprenait ainsi l’idée juste et vraie qu’il avait déjà enseignée : quand le nouveau dictateur accède à l’Etat, que ce soit au nom du peuple ou contre lui, ses premières paroles au peuple sont toujours : “ Et ne croyez pas maintenant que vous allez vous amuser. Maintenant l’effort commence, maintenant est le règne du sérieux. “
            Il reprit : « Hegel n’est pas allé très loin pour dire que la police est l’essence de l’Etat. Rien d’autre que cela, et cela depuis toujours, et nécessairement. »
            A plusieurs reprises il s’agit de l’URSS et de la Chine. Son gendre A* lui alléguait tantôt l’URSS et tantôt la Chine, mais il était dit que son gendre A*, ce soir-là, n’aurait pas la parole. Il ne fallait pas qu’il pût intervenir, non pas tant que le Docteur serait tombé dans les rets de son argumentation pour l’avoir laissé trop longtemps, une minute, parler, mais parce qu’il importait que ne figurassent que comme fioriture de son propre discours, à la rigueur comme points d’appui où accoter ses méandres, les interventions d’autrui, et que fussent conservés à la solennité de son admonestation toute son ordonnance improvisée et sa rhétorique rigoureuse et abandonnée.
            Et de plus, nul à cette époque ne pouvait invoquer à la fois l’URSS et la Chine sans, lorsqu’il évoquait l’URSS, de 1905, ou 1917, exclure tout à fait la Chine, et lorsqu’il évoquait la Chine, devoir amener aussitôt que sa contemporaine URSS atténuait, annulait les effets du glorieux 1905 et du glorieux 1917. Alors nul ne pouvait d’un seul point d’appui soulever les deux termes à la fois, et ce sautillement qu’une analyse plus longue ou simplement un ou deux arguments de plus eussent sans doute rassis pour le plus grand optimisme de la logique et de l’histoire, donnait raison par son inévitable sincérité au Docteur “Freud” : ainsi s’expérimentait dans le discours l’impossibilité de dire à la fois l’URSS et la Chine sans rire, ainsi l’exemple de 1905-1917 inaugurait aussitôt une histoire que celle qui s’en était rendue digne continuait aussitôt ailleurs que celle qui s’en était rendue indigne, cependant que l’indignité de la première jetait aussitôt une suspicion sur l’avenir de la seconde ; ainsi la police reprenait toujours ses droits pour réentreprendre ses méfaits millénaires, et le léger bougé qui s’inaugurait parfois dans le cycle éternel de la réaction ne donnerait d’illusion qu’à qui en était contemporain et le croirait irréversible.
— « Je sais qu’il y a autant de distance entre la Chine et l’URSS qu’entre 1905 et ce que Marx imaginait que serait une révolution, et cela confirme les bougés possibles, parfois, de l’histoire, mais la proportion que je choisis là montre que les bougés se répètent  plutôt qu’un seul bougé irréversible. Croyez-moi. Le cycle seul est irréversible, et l’histoire est ce qui recommence toujours absolument identique. Croyez que je le sais, et non pas seulement que je le tiens de l’exemple de la Libération, qui n’eût pas suffi à un seul homme. Et croyez par là que vous avez autre chose à faire qu’à répondre à un échotier politique (il diminuait ainsi volontairement, injustement, l’importance de la réponse, et réduisait injustement toute volonté de son gendre à n’avoir fait que répondre à un échotier politique). Faites d’autres choses que des réponses immédiates. N’est-il pas vrai que je fais, moi, des choses qui donnent des résultats dix ans après ? Aussi comprenez qu’après cela je ne signe pas ce texte que tous ceux-là s’en viennent de signer. Inutile de vous dire que je les respecte, mais justement, je les respecte, c’est tout dire. »
            Il en vint alors à une autre essence des choses : il nomma l’argent. « 1917, la Chine, dit-il, et pourtant rien d’autre en tout cela que le signifiant-maître absolu, l’argent, le signifiant-maître ici comme ailleurs, le capitalisme universel, à Pékin même, rien ne compte que la reconnaissance de cette marque ». Mais disant Pékin, il le dit rapidement, doutant qu’on sût ce qui s’y passait, sachant qu’il ne pourrait rien s’y passer d’autre qu’ailleurs et toujours.
            Un sous-alinéa fut consacré à Staline, à titre d’exemple. Le Docteur s’était alors levé, car il allait rejoindre sa péroraison, mais il n’y était pas encore. La rhétorique eût été sans doute aussi réussie, mais elle n’eût pas conservé son caractère improvisé s’il s’était levé seulement au moment précis de conclure. Effet trop simple et trop calculé, auquel il préférait en cette circonstance familiale, mais devant un étranger, solennelle, mais contingente, cet effet de décalage et de biais.
            « Staline, s’écria-t-il, était un brigand. C’était un brigand. C’était une canaille, et c’était de plus un lâche foncier, mais notez que Louis XIV ne valait pas plus cher. Je l’ai vu dans l’interview de Joukov, récemment parue dans Le Monde, sur l’attitude de Staline au téléphone lors de la déclaration de guerre (de l’Allemagne à l’URSS après le pacte germano-soviétique). Et son hésitation à répondre, son incertitude sur ce qui devait être fait non pas dans l’heure même, ni dans la minute même, ni même dans la seconde, mais dans sa pensée instantanée, montre qu’il était foncièrement lâche ».
            “ Et si je n’avais pas à faire ce que je dois faire” — c’est ainsi que je rétablis ce que voulait sans doute dire le Docteur, mais il ne dit que “lâche foncier », et qu’il le concluait de ce texte de Joukov, et j’avais lu le texte.
            Il reprit sur l’histoire car il atteignait la fin de son milieu, et la péroraison viendrait ensuite, courte et sublime. Il reprit sur l’URSS et la Chine.
            « Sans doute de temps en temps — un Lénine en 1905-1917, et la Chine peut-être aussi aujourd’hui, mais la Chine, vous l’avouerez, a tout de même un autre passé — il y a un trou dans l’éternel recommencement, et il est amusant de profiter de ce trou-là et dans le jeu de la machine, d’inventer le nouveau, et je ne vous en empêcherai pas si cela vous amuse. Mais de toute façon vous échouerez ... ”.
            — « Ce que je remarque jusqu’à présent que j’ai obtenu, dit son gendre A*, ce n’est pas l’échec, mais le succès ... ».
            — “ ... vous échouerez, car l’histoire depuis toujours tourne en rond. C’est la structure.”
            Il avait atteint la conclusion, il ne fallait plus qu’un ou deux accords de résolution. Son gendre A* lui en fournit la mélodie.
            — « Pourquoi échouerai-je ? Parce que je suis une personne seule ? Ou bien parce que je suis moi ? »
            Alors il hésita un instant à répondre, non pas qu’il ne connût la réponse — il lui suffit de réfléchir un instant pour la connaître — mais parce qu’il hésitait à la dire, et en un sens elle était inattendue :
            — « Les deux », répondit-il. Et il ajouta : « Vous êtes mince, je vous l’ai écrit, et j’ai ainsi terminé en vous l’écrivant, et pourquoi ne pas aussi finir par là en vous le disant, dites-vous que vous êtes mince. Plus mince que moi, et je le suis déjà assez ».
            Il retournait à la lettre qu’il avait écrite, il voulait n’avoir rien fait que la réécrire, et son souci de la construction, du passage à la ligne, de l’unité de l’alinéa attestant que ce discours et cette lettre, à les rendre à leur structure, n’étaient qu’une seule chose, ou plutôt qu’il n’y aurait jamais eu qu’une lettre.
            Et puis il partit, il partit, il gagna la porte et il partit, non pas rapidement, ni lentement, non pas brusquement, ni solennellement, mais inexistant, tout à lui, tout à sa douleur peut-être ou peut-être tout à son dîner, tout à sa fatigue et tout à sa vérité. Il avait parlé, il n’était plus que le corps qui avait un instant supporté, produit, soufflé cette parole, et à présent il lui fallait s’effacer sans modestie, disparaître sans surprise, sortir sans sortie. Il nous dit au revoir, ou ne nous le dit pas, je ne sais, “était-ce avec son corps ou sans son corps” je ne sais, ayant dit la vérité, je le sais.
 
            C’était pourtant l’époque où l’Amérique allait reconnaître la Chine, et où le temps était à la révolution.
 
Écrit un ou deux jours après ce soir-là.
​

Voltaire, Petite digression

6/2/2017

 
​Divertissement, par Jacques-Alain Miller
​Dans les commencements de la fondation des Quinze-Vingts, on sait qu'ils étaient tous égaux, et que leurs petites affaires se décidaient à la pluralité des voix. Ils distinguaient parfaitement au toucher la monnaie de cuivre de celle d'argent; aucun d'eux ne prit jamais du vin de Brie pour du vin de Bourgogne. Leur odorat était plus fin que celui de leurs voisins qui avaient deux yeux. Ils raisonnèrent parfaitement sur les quatre sens, c'est-à-dire qu'ils en connurent tout ce qu'il est permis d'en savoir; et ils vécurent paisibles et fortunés autant que des Quinze-Vingts peuvent l'être. Malheureusement un de leurs professeurs prétendit avoir des notions claires sur le sens de la vue; il se fit écouter, il intrigua, il forma des enthousiastes; enfin on le reconnut pour le chef de la communauté. Il se mit à juger souverainement des couleurs, et tout fut perdu.
                Ce premier dictateur des Quinze-Vingts se forma d'abord un petit conseil, avec lequel il se rendit le maître de toutes les aumônes. Par ce moyen personne n'osa lui résister. Il décida que tous les habits des Quinze-Vingts étaient blancs; les aveugles le crurent; ils ne parlaient que de leurs beaux habits blancs, quoiqu'il n'y en eût pas un seul de cette couleur. Tout le monde se moqua d'eux; ils allèrent se plaindre au dictateur, qui les reçut fort mal; il les traita de novateurs, d'esprits forts, de rebelles, qui se laissaient séduire par les opinions erronées de ceux qui avaient des yeux, et qui osaient douter de l'infaillibilité de leur maître. Cette querelle forma deux partis.
                Le dictateur, pour les apaiser, rendit un arrêt par lequel tous leurs habits étaient rouges. Il n'y avait pas un habit rouge aux Quinze-Vingts. On se moqua d'eux plus que jamais. Nouvelles plaintes de la part de la communauté. Le dictateur entra en fureur, les autres aveugles aussi ; on se battit longtemps, et la concorde ne fut rétablie que lorsqu'il fut permis à tous les Quinze-Vingts de suspendre leur jugement sur la couleur de leurs habits.
                Un sourd, en lisant cette petite histoire, avoua que les aveugles avaient eu tort de juger des couleurs; mais il resta ferme dans l'opinion qu'il n'appartient qu'aux sourds de juger de la musique.
Voltaire
La première impression du texte est de 1766, dans Le philosophe ignorant, publié à Genève, chez les Cramer.
​

CHAPITRE XIV
L’éternel Patapouf

                                                                                    1
            D’écrit en français, il est rien que je préfère à cette “petite histoire”. La sagesse serait de n’en rien dire. N’est-ce pas limpide à couper le souffle ? C’est la Méduse du Witz. On s’en libère par le rire.
 
                                                                                    2
            Freud va chercher ses mots d’esprit dans des anas. Il raisonne sur des bons mots qui se font remarquer, ce qui suppose que, le reste du temps, la conversation ne pétille pas vraiment. Chez Voltaire, tout est Witz, on est dans l’élément même de l’esprit, c’est la forme a priori de sa perception du monde.
 
                                                                                    3
            Quatre petits paragraphes, et il y a tout, comme dans le café de Lagoupille: une politique, une métaphysique (à l’envers), une logique, une éthique, et une esthétique aussi, exhibée par le style.
 
                                                                                    4
            À relire ces temps-ci ces monologues que l’on appelle “mon cours”, je vois bien que curieusement ma langue - ma version de lalangue - porte l’empreinte de Molière et celle de Voltaire. Je n’ai jamais su faire obscur - sinon en y travaillant beaucoup, à l’École normale... Dire vite m’a toujours paru une vertu. Mais la rapidité n’est pas tout : il faut, pour que je sois content, que les rapports entre les termes se voient. Ma parole est une escrime, je porte des bottes, je fais des moulinets, je me fends. Qui est en face ? Personne de qui je parle. C’est l’éternel Patapouf, l’ennemi de Voltaire
 
                                                                                    5
            J’ai peine à croire Mauricio quand il me dit que la Petite Digression n’existe pas en espagnol. Si c’était le cas, je serais fier de l’avoir mise en circulation en Argentine, où cela pourrait faire quelque bien... Il est vrai que, sitôt la “dictature“ superbement dénoncée (que nous n’avions jamais subie jusqu’alors), nous avons eu Robespierre et Napoléon. Lacan n’hésite pas à rappeler aux Allemands - captatio malevolentiae - où l’amour de la critique les a conduits vers 1933. Il se plaçait sous l’égide des Lumières, mais en politique il raisonnait  souvent en romantique. Avec ça, le plus libéral du monde.
 
                                                                                    6
            Il y avait à l’École freudienne quelque chose des Quinze-Vingt (saura-t-on traduire ça à Buenos-Aires ? C’est le nom de l’hospice fondé à Paris par Saint Louis, au bénéfice des aveugles). Cela tenait sans doute aux élèves, le directeur étant, lui, assez voltairien pour avoir dit : “se passer du Nom-du-Père à condition de s’en servir“.  Mais enfin, ce n’était pas un succès, ce succès...
 
                                                                                    7
            Les psychanalystes sont condamnés à parler de ce qu’ils ne voient pas. C’est pourquoi ils y mettent une telle conviction, qu’ils aient la foi du charbonnier ou qu’ils soient rongés par un doute dont ils se cachent. Les plus malins, depuis longtemps, ne croient plus à l’inconscient: à force de s’en servir, on s’en passe.  Les plus malins ? En psychanalyse, ce sont les plus débiles, et ils deviennent nécessairement, dit Lacan, des canailles (mot de la langue classique). La chasse aux canailles obsède Stendhal, voltairien sous la Restauration (voir le conte du charmant évêque d’Agde répétant le signe de croix devant le miroir). Au lieu de parler de ce que vous ne voyez pas, parlez de ce que vous entendez, dit Lacan en substance, et de ce que c’est que de parler et d’entendre.
 
                                                                                    8
            Il y a les cinq sens, certes, et puis il y a  le fantasme, le réel du jouir, et le réel du symbolique. Voltaire respecte la jouissance, il respecte les mathématiques, mais le fantasme de l’autre le fait rire. Il dit : “Regardez donc l’imbécile”. Mais c’est lui qui n’entend rien aux “pouvoirs de la parole”, que pourtant met en scène la Petite Digression. Aux cinq sens près, tout est fantasme, dit Lacan. Ce pourrait être du Voltaire.
 
                                                                                    9
            C’est le plus borgésien des contes de Voltaire. Il faudrait peu de choses pour que Petite digression  devienne Tlôn Uqbar Orbis Tertius, ou Le Congrès. Il faudrait seulement rire un peu moins. Non pas pleurer (c’est bon pour les chantres du  sentiment tragique de la vie, de Pascal à Unamuno) : avoir de la compassion,  de la compassion pour soi-même veux-je dire, de la lucidité. Les Lumières, c’était les Quinze-Vingt, et Voltaire, leur dictateur (on l’a dit). Petite digression ne parle que de la dictature d’opinion : et si Voltaire pensait à lui-même ?
 
                                                                                    10
            Borgès, aveugle, parlait des couleurs sans hésitation, je l’ai entendu. De quoi devrait parler un aveugle ? Il est comme tout le monde, passionné par l’objet perdu. Pourquoi parler de ce qui est sous le regard, sous la main ? Bien sûr, on ne parle que de ce qui est hors de portée. Ces empiristes veulent toujours vous rabattre le caquet. Voltaire était anglomane, c’est ce qui l’a perdu, comme Wittgenstein. “Ce dont on ne peut parler, il faut le taire”, cette sagesse, qui est celle de la Petite digression, est un peu courte. Chez Carnap, c’est franchement la dictature du pion. Au moins Kant, pour être dans le fil de Voltaire, ajoute : “ ... mais on ne peut s’empêcher d’en parler”. “Parlez de ce que vous connaissez” - eh bien, on n’irait pas loin...
 
                                                                                    11
            Pourquoi Maximilien est-il à l’horizon ? Parce qu’à toucher aux semblants, à mettre au jour le fondement de semblant du lien social, à passer la croyance à la toise des cinq sens sous prétexte de rendre la société raisonnable, on délégitime les signifiants-maîtres de la tradition, et la rétribution ne saurait tarder. Joseph de Maistre plus vrai que Voltaire (sans doute fut-il voltairien, comme tout le monde, avant 89). Seulement voilà, la Restauration ne marche pas.  Chateaubriand sait déjà que c’en est fini pour toujours, que l’idéologie scientifique a eu raison de la tradition. La Révolution en effet, c’est le discours de la science en marche (son effet catastrophique sur les Français). Voltaire est son Saint Jean-Baptiste. N’avait-il pas fait de Newton son nouvel évangile ?  À Petite Digression, Grande Révolution.
 
                                                                                    12
            Je lisais à Venise, en italien, les réflexions d’un Hongrois. Quelle pitié, dit-il en substance, que l’unité allemande se soit faite sous les Hohenzollern, ces butors, ces malappris, ces parvenus, plutôt qu’autour des Habsbourg, qui étaient des gentilshommes, en qui vivait encore le sens de la res publica et de la souveraineté impersonnelle. Avec l’universalisme abstrait est arrivé le nationalisme, et le règne fatal des héros. Napoléon genuit Bismarck, qui genuit Guillaume II, “falso monarca, per il quale l’esercizio del potere non é una funzione e un sistema di ruoli, bensi un cimento romantico, eroico, spettacolare, individuale“, et vient  Hitler. Istvan Bibo, qu’inspire Gugliemo Ferrero, rêve en 1942 d’une monarchie voltairienne, d’un roi-philosophe. Patience, c’est aujourd’hui l’ère de Plus-personne (cf. “L’Autre n’existe pas et ses comités d’éthique“).
 
                                                                                    13
            La grande douleur des libéraux : “Pourquoi, pourquoi, les hommes ne restent-ils pas dans les limites de la simple raison ?”. A l’exception des Anglais, qui ont avec le réel ce rapport robuste et sain (sauf Carlyle...) que célébrait Lacan après-guerre, les peuples se racontent des histoires. La tristesse des libéraux français est à ranger sur l’étagère des grands affects politiques à côté des  nostalgies légitimistes. Les Anglais ne croient pas aux “idées (les Écossais, bien davantage, et les Américains tout à fait). C’est d’ailleurs pourquoi ils donnent le ton à l’IPA. Ils gardent leurs croyances pour leur privé, comme un petit délire qui ne fait de mal à personne, et dont on ne fait pas étalage. Si ce réalisme salubre a enthousiasmé Voltaire, c’est que lui était français. Il en a aussitôt fait un système, et radical  comme il en est peu — se moquant de tout, jouant le dessalé. C’est ce que ne font pas les Anglais, justement : une fois les “idées” devenues coutumes, entrées dans l’ordre des choses, ils les respectent comme choses qui existent. Quant au non sublime de 1940, il laisse sur place les calcul de la boutique. Anglomanie n’est pas anglitude.
 
                                                                                    14
            Les Anglais  cesseront-ils un jour d’avoir l’usage du vieux signifiant royal ? C’est l’enjeu du feuilleton qui passionne encore cet été. Le discours de la science  trouvant à s’accomplir par les parties de jambes en l’air de Lady Di... La dialectique a de ces ironies. Pascal appelle ça “le nez de Cléopâtre” (c’est du Voltaire ...). La dialectique est toujours ironique, et chez Hegel d’abord, comme  Queneau l’a illustré. Le dimanche de la vie veut dire qu’il n’y a plus de rhéteur à vous tromper : fin des pouvoirs de la parole, fin de l’histoire, fin de la “petite digression“ (la “pré-histoire”), on peut commencer à dormir. Le rêve logico-positiviste et libéral : chaque mot à sa place, tous consommateurs, désossés  comme Valentin...
 
                                                                                    15
            La Petite Digression, c’est L’Enchiridion du non-dupe. Qu’est-ce que le non-dupe ? Celui qui se moque des pouvoirs de la parole. Il croit que ce n’est rien que  semblant. Cette croyance est erronée, et c’est par là qu’il est débile, qu’il erre, et que, psychanalyste (donc spéculant sur les pouvoirs de la parole), il en devient canaille. Le réel en jeu lui échappe, que lui voile son rire. Voltaire pourtant  sait qu’on n’y coupe pas, voir le topos du dernier paragraphe, sa clausule infinitisante. Quand c’est fini, ça recommence  — après un blanc, riverrun, past Eve and Adam’s, ... Pourquoi cette répétition ? Pourquoi, loin de se garder “paisibles et fortunés”, devenir des “enthousiastes” ? La cécité du conte, c’est la castration. Nous avons toujours un sens en moins. C’est ce que veut dire qu’“il n’y a pas de rapport sexuel”.
 
                                                                                    16
            Cette Petite Digression est un blasphème. Les yeux sont pour ne point voir. Le voyant est toujours aveugle (Tirésias). « Je voudrais savoir ce que voit les aveugles », dit un psychotique (relevé par Roger Wartel). La sottise des satires est de méconnaître la puissance des choses absente.  Lacan n’a pas insisté dans la voie de Situation de la psychanalyse en 1956. . “Il se fit écouter, il intrigua, il forma des enthousiastes; enfin on le reconnut pour le chef de la communauté”— mon dieu, mais c’est toute l’histoire de la psychanalyse ... Et peut-être toute l’Histoire, théorie d’incroyables charismatiques, suivis de leurs interminables cohortes bureaucratiques — quand leur “petite digression“ a marché. La question est seulement de durer.  Quand l’artifice est un peu usé, il devient mettable par le gentleman, comme l’indique l’anecdote de Brummel... Heureusement, pour la psychanalyse, c’est mal parti...
 
                                                                                    17
            Ou tout n’est que théâtre d’ombres, opéra-buffa, scénographie de semblants, ou il y a du réel. Peut-être le réel aime-t-il le semblant, comme l’Absolu veut être auprès de nous (Hegel). La trajectoire analysante de l’impuissance à l’impossible, mène simultanément du tragique au comique. La passe  en est le Witz, voire le limerick.. Il y faut quelque part un petit clin d’œil (l’œil japonais de Florencia).  Comme le sourd de Voltaire, on tient à son réel à soi, qui est justement ce qu’il ne peut connaître... Si tout était faux-semblant, sophistique, escroquerie, il resterait encore les mathématiques. Stendhal ne respectait que ça. On est pour lui mathématicien ou canaille — ou alors émotif, un peu débile, comme ses héros. Ah ! Faire le psychanalyste mathématicien ... le rêve lacanien.
 
                                                                                    18
            L’astuce, la ténacité, la vaillance de Voltaire. Il avait tout fait, 89 n’eut qu’à déblayer. Comme il mérite la haine de Maistre ! Admirable puissance du sceptique combattant, de notre Lucien. Étonnant enthousiasme de l’incrédule    (il jouissait de crever les outres). Célébré par le monde dont il était la ruine (il n’avait pas voulu cela...).
 
                                                                                    19
            “Suspends” ton jugement là où manque l’expérience sensible,  et tout ira pour le mieux. L’utopie libérale, la discipline logico-positiviste, prolongent l’ascèse antique. C’est une façon de faire avec l’Autre barré — faute du savoir, renoncer à l’acte. Érasme, Montaigne, Voltaire. Descartes n’a pas sa place dans la série, car lui “croit” au réel ( mais sait aussi  la puissance des semblants  sociaux : pas touche, dit-il ). La psychanalyse est cartésienne, non pas voltairienne. Le Cogito vaut pour l’aveugle,  rien ne lui interdit les mathématiques, le divan non plus.
 
                                                                                    20
            L’hospice pour aveugles devenus asile de fous. La leçon de Voltaire, sans la satire, se résume à un plat “Tenez-vous en aux faits”, qui finira par donner Monsieur Homais, et, au mieux le délire positiviste ( Auguste Comte, fou comme un lapin...Visitez donc sa “ Chapelle de l’Humanité“ à Paris, où se réunit parfois notre Collège franco-brésilien). La fiction tient au fait comme une tique à la peau d’un chien. Bentham plus vrai, plus sage, plus Confucius, plus pratique que Voltaire : c’est un juriste.
 
                                                                                    21
            “La raison depuis Freud”, c’est  tout à fait autre chose. Quelque chose comme : les Lumières plus l’objet petit a, pour le dire à la Lénine ( “Les Soviets, plus l’électrification” — sauf qu’avec l’électricité, les Soviets tiennent encore le coup; après, c’est : “L’électronique, moins les Soviets”...).
 
                                                                                    22
            C’est l’heure de déjeuner. Je pense à un Witz qui doit être dans le Spicilège de Montesquieu, et qui dit à peu près : “Vous vous empêchez de dormir pour faire de la philosophie, alors qu’il faudrait faire de la philosophie pour bien dormir”.
 
Divertissement de ce dimanche 17 août 1997,  à Paris

    • Lacan, une leçon de politique
    • Voltaire, Petite digression 
    • Simone Weil, sur la lumière intérieure

    Movida zadig

    zero abjection democratic international group
    Mouvement lacanien mondial créé par Jacques-Alain Miller en mai 2017

    Archives

    Juin 2017
    Mai 2017

    Catégories

    Tout

    Flux RSS

Powered by Create your own unique website with customizable templates.
  • Zadig mondial
  • Table d'orientation
  • Décisions de fondation
  • Crise au Venezuela
  • La pétition Pasolini
  • Inscription
    • S'inscrire
    • Contact