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Table d'orientation

Voltaire, Petite digression

6/2/2017

 
​Divertissement, par Jacques-Alain Miller
​Dans les commencements de la fondation des Quinze-Vingts, on sait qu'ils étaient tous égaux, et que leurs petites affaires se décidaient à la pluralité des voix. Ils distinguaient parfaitement au toucher la monnaie de cuivre de celle d'argent; aucun d'eux ne prit jamais du vin de Brie pour du vin de Bourgogne. Leur odorat était plus fin que celui de leurs voisins qui avaient deux yeux. Ils raisonnèrent parfaitement sur les quatre sens, c'est-à-dire qu'ils en connurent tout ce qu'il est permis d'en savoir; et ils vécurent paisibles et fortunés autant que des Quinze-Vingts peuvent l'être. Malheureusement un de leurs professeurs prétendit avoir des notions claires sur le sens de la vue; il se fit écouter, il intrigua, il forma des enthousiastes; enfin on le reconnut pour le chef de la communauté. Il se mit à juger souverainement des couleurs, et tout fut perdu.
                Ce premier dictateur des Quinze-Vingts se forma d'abord un petit conseil, avec lequel il se rendit le maître de toutes les aumônes. Par ce moyen personne n'osa lui résister. Il décida que tous les habits des Quinze-Vingts étaient blancs; les aveugles le crurent; ils ne parlaient que de leurs beaux habits blancs, quoiqu'il n'y en eût pas un seul de cette couleur. Tout le monde se moqua d'eux; ils allèrent se plaindre au dictateur, qui les reçut fort mal; il les traita de novateurs, d'esprits forts, de rebelles, qui se laissaient séduire par les opinions erronées de ceux qui avaient des yeux, et qui osaient douter de l'infaillibilité de leur maître. Cette querelle forma deux partis.
                Le dictateur, pour les apaiser, rendit un arrêt par lequel tous leurs habits étaient rouges. Il n'y avait pas un habit rouge aux Quinze-Vingts. On se moqua d'eux plus que jamais. Nouvelles plaintes de la part de la communauté. Le dictateur entra en fureur, les autres aveugles aussi ; on se battit longtemps, et la concorde ne fut rétablie que lorsqu'il fut permis à tous les Quinze-Vingts de suspendre leur jugement sur la couleur de leurs habits.
                Un sourd, en lisant cette petite histoire, avoua que les aveugles avaient eu tort de juger des couleurs; mais il resta ferme dans l'opinion qu'il n'appartient qu'aux sourds de juger de la musique.
Voltaire
La première impression du texte est de 1766, dans Le philosophe ignorant, publié à Genève, chez les Cramer.
​

CHAPITRE XIV
L’éternel Patapouf

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            D’écrit en français, il est rien que je préfère à cette “petite histoire”. La sagesse serait de n’en rien dire. N’est-ce pas limpide à couper le souffle ? C’est la Méduse du Witz. On s’en libère par le rire.
 
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            Freud va chercher ses mots d’esprit dans des anas. Il raisonne sur des bons mots qui se font remarquer, ce qui suppose que, le reste du temps, la conversation ne pétille pas vraiment. Chez Voltaire, tout est Witz, on est dans l’élément même de l’esprit, c’est la forme a priori de sa perception du monde.
 
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            Quatre petits paragraphes, et il y a tout, comme dans le café de Lagoupille: une politique, une métaphysique (à l’envers), une logique, une éthique, et une esthétique aussi, exhibée par le style.
 
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            À relire ces temps-ci ces monologues que l’on appelle “mon cours”, je vois bien que curieusement ma langue - ma version de lalangue - porte l’empreinte de Molière et celle de Voltaire. Je n’ai jamais su faire obscur - sinon en y travaillant beaucoup, à l’École normale... Dire vite m’a toujours paru une vertu. Mais la rapidité n’est pas tout : il faut, pour que je sois content, que les rapports entre les termes se voient. Ma parole est une escrime, je porte des bottes, je fais des moulinets, je me fends. Qui est en face ? Personne de qui je parle. C’est l’éternel Patapouf, l’ennemi de Voltaire
 
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            J’ai peine à croire Mauricio quand il me dit que la Petite Digression n’existe pas en espagnol. Si c’était le cas, je serais fier de l’avoir mise en circulation en Argentine, où cela pourrait faire quelque bien... Il est vrai que, sitôt la “dictature“ superbement dénoncée (que nous n’avions jamais subie jusqu’alors), nous avons eu Robespierre et Napoléon. Lacan n’hésite pas à rappeler aux Allemands - captatio malevolentiae - où l’amour de la critique les a conduits vers 1933. Il se plaçait sous l’égide des Lumières, mais en politique il raisonnait  souvent en romantique. Avec ça, le plus libéral du monde.
 
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            Il y avait à l’École freudienne quelque chose des Quinze-Vingt (saura-t-on traduire ça à Buenos-Aires ? C’est le nom de l’hospice fondé à Paris par Saint Louis, au bénéfice des aveugles). Cela tenait sans doute aux élèves, le directeur étant, lui, assez voltairien pour avoir dit : “se passer du Nom-du-Père à condition de s’en servir“.  Mais enfin, ce n’était pas un succès, ce succès...
 
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            Les psychanalystes sont condamnés à parler de ce qu’ils ne voient pas. C’est pourquoi ils y mettent une telle conviction, qu’ils aient la foi du charbonnier ou qu’ils soient rongés par un doute dont ils se cachent. Les plus malins, depuis longtemps, ne croient plus à l’inconscient: à force de s’en servir, on s’en passe.  Les plus malins ? En psychanalyse, ce sont les plus débiles, et ils deviennent nécessairement, dit Lacan, des canailles (mot de la langue classique). La chasse aux canailles obsède Stendhal, voltairien sous la Restauration (voir le conte du charmant évêque d’Agde répétant le signe de croix devant le miroir). Au lieu de parler de ce que vous ne voyez pas, parlez de ce que vous entendez, dit Lacan en substance, et de ce que c’est que de parler et d’entendre.
 
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            Il y a les cinq sens, certes, et puis il y a  le fantasme, le réel du jouir, et le réel du symbolique. Voltaire respecte la jouissance, il respecte les mathématiques, mais le fantasme de l’autre le fait rire. Il dit : “Regardez donc l’imbécile”. Mais c’est lui qui n’entend rien aux “pouvoirs de la parole”, que pourtant met en scène la Petite Digression. Aux cinq sens près, tout est fantasme, dit Lacan. Ce pourrait être du Voltaire.
 
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            C’est le plus borgésien des contes de Voltaire. Il faudrait peu de choses pour que Petite digression  devienne Tlôn Uqbar Orbis Tertius, ou Le Congrès. Il faudrait seulement rire un peu moins. Non pas pleurer (c’est bon pour les chantres du  sentiment tragique de la vie, de Pascal à Unamuno) : avoir de la compassion,  de la compassion pour soi-même veux-je dire, de la lucidité. Les Lumières, c’était les Quinze-Vingt, et Voltaire, leur dictateur (on l’a dit). Petite digression ne parle que de la dictature d’opinion : et si Voltaire pensait à lui-même ?
 
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            Borgès, aveugle, parlait des couleurs sans hésitation, je l’ai entendu. De quoi devrait parler un aveugle ? Il est comme tout le monde, passionné par l’objet perdu. Pourquoi parler de ce qui est sous le regard, sous la main ? Bien sûr, on ne parle que de ce qui est hors de portée. Ces empiristes veulent toujours vous rabattre le caquet. Voltaire était anglomane, c’est ce qui l’a perdu, comme Wittgenstein. “Ce dont on ne peut parler, il faut le taire”, cette sagesse, qui est celle de la Petite digression, est un peu courte. Chez Carnap, c’est franchement la dictature du pion. Au moins Kant, pour être dans le fil de Voltaire, ajoute : “ ... mais on ne peut s’empêcher d’en parler”. “Parlez de ce que vous connaissez” - eh bien, on n’irait pas loin...
 
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            Pourquoi Maximilien est-il à l’horizon ? Parce qu’à toucher aux semblants, à mettre au jour le fondement de semblant du lien social, à passer la croyance à la toise des cinq sens sous prétexte de rendre la société raisonnable, on délégitime les signifiants-maîtres de la tradition, et la rétribution ne saurait tarder. Joseph de Maistre plus vrai que Voltaire (sans doute fut-il voltairien, comme tout le monde, avant 89). Seulement voilà, la Restauration ne marche pas.  Chateaubriand sait déjà que c’en est fini pour toujours, que l’idéologie scientifique a eu raison de la tradition. La Révolution en effet, c’est le discours de la science en marche (son effet catastrophique sur les Français). Voltaire est son Saint Jean-Baptiste. N’avait-il pas fait de Newton son nouvel évangile ?  À Petite Digression, Grande Révolution.
 
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            Je lisais à Venise, en italien, les réflexions d’un Hongrois. Quelle pitié, dit-il en substance, que l’unité allemande se soit faite sous les Hohenzollern, ces butors, ces malappris, ces parvenus, plutôt qu’autour des Habsbourg, qui étaient des gentilshommes, en qui vivait encore le sens de la res publica et de la souveraineté impersonnelle. Avec l’universalisme abstrait est arrivé le nationalisme, et le règne fatal des héros. Napoléon genuit Bismarck, qui genuit Guillaume II, “falso monarca, per il quale l’esercizio del potere non é una funzione e un sistema di ruoli, bensi un cimento romantico, eroico, spettacolare, individuale“, et vient  Hitler. Istvan Bibo, qu’inspire Gugliemo Ferrero, rêve en 1942 d’une monarchie voltairienne, d’un roi-philosophe. Patience, c’est aujourd’hui l’ère de Plus-personne (cf. “L’Autre n’existe pas et ses comités d’éthique“).
 
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            La grande douleur des libéraux : “Pourquoi, pourquoi, les hommes ne restent-ils pas dans les limites de la simple raison ?”. A l’exception des Anglais, qui ont avec le réel ce rapport robuste et sain (sauf Carlyle...) que célébrait Lacan après-guerre, les peuples se racontent des histoires. La tristesse des libéraux français est à ranger sur l’étagère des grands affects politiques à côté des  nostalgies légitimistes. Les Anglais ne croient pas aux “idées (les Écossais, bien davantage, et les Américains tout à fait). C’est d’ailleurs pourquoi ils donnent le ton à l’IPA. Ils gardent leurs croyances pour leur privé, comme un petit délire qui ne fait de mal à personne, et dont on ne fait pas étalage. Si ce réalisme salubre a enthousiasmé Voltaire, c’est que lui était français. Il en a aussitôt fait un système, et radical  comme il en est peu — se moquant de tout, jouant le dessalé. C’est ce que ne font pas les Anglais, justement : une fois les “idées” devenues coutumes, entrées dans l’ordre des choses, ils les respectent comme choses qui existent. Quant au non sublime de 1940, il laisse sur place les calcul de la boutique. Anglomanie n’est pas anglitude.
 
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            Les Anglais  cesseront-ils un jour d’avoir l’usage du vieux signifiant royal ? C’est l’enjeu du feuilleton qui passionne encore cet été. Le discours de la science  trouvant à s’accomplir par les parties de jambes en l’air de Lady Di... La dialectique a de ces ironies. Pascal appelle ça “le nez de Cléopâtre” (c’est du Voltaire ...). La dialectique est toujours ironique, et chez Hegel d’abord, comme  Queneau l’a illustré. Le dimanche de la vie veut dire qu’il n’y a plus de rhéteur à vous tromper : fin des pouvoirs de la parole, fin de l’histoire, fin de la “petite digression“ (la “pré-histoire”), on peut commencer à dormir. Le rêve logico-positiviste et libéral : chaque mot à sa place, tous consommateurs, désossés  comme Valentin...
 
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            La Petite Digression, c’est L’Enchiridion du non-dupe. Qu’est-ce que le non-dupe ? Celui qui se moque des pouvoirs de la parole. Il croit que ce n’est rien que  semblant. Cette croyance est erronée, et c’est par là qu’il est débile, qu’il erre, et que, psychanalyste (donc spéculant sur les pouvoirs de la parole), il en devient canaille. Le réel en jeu lui échappe, que lui voile son rire. Voltaire pourtant  sait qu’on n’y coupe pas, voir le topos du dernier paragraphe, sa clausule infinitisante. Quand c’est fini, ça recommence  — après un blanc, riverrun, past Eve and Adam’s, ... Pourquoi cette répétition ? Pourquoi, loin de se garder “paisibles et fortunés”, devenir des “enthousiastes” ? La cécité du conte, c’est la castration. Nous avons toujours un sens en moins. C’est ce que veut dire qu’“il n’y a pas de rapport sexuel”.
 
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            Cette Petite Digression est un blasphème. Les yeux sont pour ne point voir. Le voyant est toujours aveugle (Tirésias). « Je voudrais savoir ce que voit les aveugles », dit un psychotique (relevé par Roger Wartel). La sottise des satires est de méconnaître la puissance des choses absente.  Lacan n’a pas insisté dans la voie de Situation de la psychanalyse en 1956. . “Il se fit écouter, il intrigua, il forma des enthousiastes; enfin on le reconnut pour le chef de la communauté”— mon dieu, mais c’est toute l’histoire de la psychanalyse ... Et peut-être toute l’Histoire, théorie d’incroyables charismatiques, suivis de leurs interminables cohortes bureaucratiques — quand leur “petite digression“ a marché. La question est seulement de durer.  Quand l’artifice est un peu usé, il devient mettable par le gentleman, comme l’indique l’anecdote de Brummel... Heureusement, pour la psychanalyse, c’est mal parti...
 
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            Ou tout n’est que théâtre d’ombres, opéra-buffa, scénographie de semblants, ou il y a du réel. Peut-être le réel aime-t-il le semblant, comme l’Absolu veut être auprès de nous (Hegel). La trajectoire analysante de l’impuissance à l’impossible, mène simultanément du tragique au comique. La passe  en est le Witz, voire le limerick.. Il y faut quelque part un petit clin d’œil (l’œil japonais de Florencia).  Comme le sourd de Voltaire, on tient à son réel à soi, qui est justement ce qu’il ne peut connaître... Si tout était faux-semblant, sophistique, escroquerie, il resterait encore les mathématiques. Stendhal ne respectait que ça. On est pour lui mathématicien ou canaille — ou alors émotif, un peu débile, comme ses héros. Ah ! Faire le psychanalyste mathématicien ... le rêve lacanien.
 
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            L’astuce, la ténacité, la vaillance de Voltaire. Il avait tout fait, 89 n’eut qu’à déblayer. Comme il mérite la haine de Maistre ! Admirable puissance du sceptique combattant, de notre Lucien. Étonnant enthousiasme de l’incrédule    (il jouissait de crever les outres). Célébré par le monde dont il était la ruine (il n’avait pas voulu cela...).
 
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            “Suspends” ton jugement là où manque l’expérience sensible,  et tout ira pour le mieux. L’utopie libérale, la discipline logico-positiviste, prolongent l’ascèse antique. C’est une façon de faire avec l’Autre barré — faute du savoir, renoncer à l’acte. Érasme, Montaigne, Voltaire. Descartes n’a pas sa place dans la série, car lui “croit” au réel ( mais sait aussi  la puissance des semblants  sociaux : pas touche, dit-il ). La psychanalyse est cartésienne, non pas voltairienne. Le Cogito vaut pour l’aveugle,  rien ne lui interdit les mathématiques, le divan non plus.
 
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            L’hospice pour aveugles devenus asile de fous. La leçon de Voltaire, sans la satire, se résume à un plat “Tenez-vous en aux faits”, qui finira par donner Monsieur Homais, et, au mieux le délire positiviste ( Auguste Comte, fou comme un lapin...Visitez donc sa “ Chapelle de l’Humanité“ à Paris, où se réunit parfois notre Collège franco-brésilien). La fiction tient au fait comme une tique à la peau d’un chien. Bentham plus vrai, plus sage, plus Confucius, plus pratique que Voltaire : c’est un juriste.
 
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            “La raison depuis Freud”, c’est  tout à fait autre chose. Quelque chose comme : les Lumières plus l’objet petit a, pour le dire à la Lénine ( “Les Soviets, plus l’électrification” — sauf qu’avec l’électricité, les Soviets tiennent encore le coup; après, c’est : “L’électronique, moins les Soviets”...).
 
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            C’est l’heure de déjeuner. Je pense à un Witz qui doit être dans le Spicilège de Montesquieu, et qui dit à peu près : “Vous vous empêchez de dormir pour faire de la philosophie, alors qu’il faudrait faire de la philosophie pour bien dormir”.
 
Divertissement de ce dimanche 17 août 1997,  à Paris


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