Agnès Aflalo La dernière crise au Venezuela commence lorsque, fin 2015, le président Nicolás Maduro refuse la défaite de son parti aux élections législatives. En effet, pour la première fois depuis dix sept ans, l’électorat chaviste[i] donne la victoire à l’opposition. Mais depuis mars dernier, les manœuvres de Maduro s’accélèrent. Il entend en effet imposer un nouveau changement de constitution pour rester à la tête du pays. L’opposition est vent debout contre ce nouveau déni de démocratie. Des manifestations de grande ampleur secouent le pays déjà touché par une profonde crise économique. Et la répression sanglante ne décourage plus l’expression populaire du désir de changement de régime. Mais Maduro s’entête. Les diverses médiations, dont celle du pape, échouent[ii]. La crise surprend l’opinion. Pourtant deux décennies de chavisme ont déjà rodé ce scénario répétitif inscrit dans le socialisme du XXIe siècle.
Le socialisme du XXIe siècle En effet, lorsqu’il arrive au pouvoir au Venezuela, en 1998, Chavez instaure la « Révolution bolivarienne ». Le but avoué est d’obtenir « une indépendance économique du Venezuela, avec une distribution équitable des revenus pour en finir avec la corruption du pays ». Mais dans les faits, un autre but moins avouable s’est dévoilé, celui de garder le pouvoir. Chavez a multiplié les atteintes à l’État de droit pour conforter la dérive autoritaire du régime. Le socialisme du XXIe siècle, qu’il a mis au point, lui sert de propagande pour la conquête d’une base électorale « populaire » fabriquée sur mesure. Ensuite, référendums et élections ouvrent la possibilité d’une convocation de l’Assemblée constituante chargée de défaire l’État de droit[iii]. C’est ainsi que Chavez obtient, entre autres, le renouvellement continu de ses mandats depuis sa première élection, en 1998, jusqu’à sa mort, en 2013[iv]. « La démocratie populaire participative », servante du régime populiste, remplace ainsi la démocratie représentative et les libertés de l’État de droit. La realpolitik commande une adaptation locale du socialisme marxiste. Chavez enracine donc le sien dans les particularités nationales et régionales. Il y puise l’idéologie et la croyance dont il a besoin pour fabriquer la base électorale nécessaire à ses réélections. Trois figures donnent vie à l’idéologie du libérateur : Simon Bolivar et son mentor Simon Rodriguez, ainsi que le vénézuélien Ezéquiel Zamora, dit « général du peuple souverain ». Cette spéculation sur l’idéal libérateur précipite l’identification massive à l’idole populaire de chacun de ceux qui sont délaissés par un capitalisme libéral sans limite. Ensuite, la référence aux « droits de la Terre-Mère », issus de la conférence mondiale des peuples contre le changement climatique tenue à Cochabamba en 2010, fédère une série de minorités éparses. Officiellement, le socialisme du XXIe siècle défend les « valeurs spirituelles plutôt que l’appât du gain ». Dans les faits, ce culte de la Terre-Mère fait cristalliser un réseau de mouvements sociaux révélés par la guerre de l’eau. Il réunit donc des écologistes avec d’autres minorités : autochtones – afro-descendants, indigènes – mais aussi paysans, habitants des périphéries urbaines, etc. La Mère Nature transforme ainsi ce réseau en un ensemble constitué. Cette nouvelle « divinité protectrice », créée sur fond de croyances et cultes anciens, exercera ses bienfaits à la condition de proscrire les ravages du capitalisme en général et de celui de l’extraction du pétrole en particulier. La singularité, manifestée par chacun de ceux qui s’expriment dans les diverses réseaux, est rejetée au profit exclusif de l’ensemble commandé par le leader. Tout comme le socialisme universel du siècle dernier, le socialisme particulier du XXIe siècle conduit donc au totalitarisme. Quel que soit le versant concerné du marxisme, c’est la même logique universel/particulier qui structure l’ensemble et sa logique totalitaire. Ces fictions collectives, qui servent le pouvoir du caudillo, que sont-elles d’autre qu’un fantasme prêt-à-porter ? Le prix du fantasme En effet, cette création héroïque habille des thèses marxistes qui, sans cela, seraient incomprises du plus grand nombre et critiquées par les autres. La nouvelle domination socialiste ne met en place aucune réforme nécessaire à un socialisme libéral. Au contraire, elle impose un dirigisme économique qui se satisfait de réformes à court terme. La crise économique était donc prévisible. L’économie dirigiste montre en effet toujours les mêmes limites. Elle fait d’abord émerger une nouvelle classe moyenne. Ce fut le cas, en particulier au Venezuela grâce à une série de missions destinées aux plus défavorisés. Mais ensuite, les nationalisations et les expropriations font fuir les capitaux. Enfin, la corruption[v], le népotisme et le clientélisme entretiennent une crise économique de plus en plus profonde. À moins du retour à la libre circulation des personnes et des biens, la paupérisation est assurée. Le socialisme du XXIe siècle spécule sur la haine[vi]. Il renforce, en effet, la division sociale pour mieux en finir avec les « pratiques représentatives et libérales partisanes ». En fait d’idéal libérateur, Chavez a plutôt restreint les libertés en général et celles de la presse en particulier, en même temps qu’il imposait son omniprésence médiatique[vii]. Quant au culte rendu à la Mère Nature, il promeut le fantasme de la bonne mère à la place de celui du Petit père des peuples. À peine le temps d’engager le pari sur la figure tutélaire, et le pire est au rendez-vous : du populisme de gauche au populisme de droite. Et retour… Ce fantasme cache mal le cynisme qui l’anime. Une fois nationalisés, les moyens de production de la rente pétrolière restent aussi polluants que ceux du capitalisme incriminé. Mais désormais, les victimes de la crise, empêtrées dans la croyance à la bonne mère, attendent, figées, le miracle économique promis. La manne pétrolière, dont les citoyens sont privés, enrichit uniquement le président[viii] et les pays amis, qui l’aideront, le moment venu, à se maintenir au pouvoir coûte que coûte. Le prix à payer est la fin de l’État de droit. L’Assemblée constituante, encore… Maduro est le successeur désigné de Chavez. Mais il est aussi celui des Cubains. C’est sans doute ce qui explique l’échec électoral du lieutenant Cabello[ix]. On ne s’étonnera pas dès lors que la poursuite du socialisme du XXIe siècle de la révolution chaviste tienne lieu de programme à Maduro. Elle permet à de nombreux pays amis, dont Cuba, de continuer à tirer profit des largesses de Caracas[x]. Et elle donne un éclairage de la crise actuelle du Venezuela. Pour ce pays pétrolier, la chute des cours du brut a dangereusement aggravé la pénurie. Actuellement, elle concerne presque 70% des produits basiques et l'inflation est incontrôlable[xi]. Les files d'attente devant les supermarchés, les pharmacies ou les boulangeries sont quotidiennes[xii]. Constatons-le, aucune des promesses du socialisme du XXIe siècle n’a été tenue. L’indépendance économique du Venezuela reste une utopie, l’iniquité de la distribution des revenus est avérée et la corruption du pays, endémique. La politique du pire continue aujourd’hui. Ce chaos économique a fait perdre le pouvoir absolu à Maduro, depuis fin 2015. Pourtant, il ne cesse de manœuvrer pour le garder[xiii]. En effet, on lui reproche, fin mars 2017, le coup d’État avorté de la Cour suprême[xiv]. Connue pour être proche du président, elle voulait s’arroger les pouvoirs du Parlement[xv]. On reproche aussi à Maduro la sanction infligée à son principal opposant, Henrique Capriles, déclaré inéligible pour quinze ans. Devant la pression internationale[xvi], Maduro est allé chercher le soutien de Cuba et celui de l’Alliance bolivarienne. L'Organisation des États américains (OEA), sollicitée par les députés vénézuéliens, a exprimé son « inquiétude devant la difficile situation politique, économique, sociale et humanitaire » du Venezuela. Maduro riposte alors en accusant l'OEA d'encourager une « intervention internationale ». Désormais, l'opposition veut pousser le chef de l'État vers la sortie et exige une élection présidentielle anticipée avant celle prévue en décembre 2018. Depuis le début avril 2017, les manifestations des anti-chavistes se multiplient. De nombreux témoignages attestent de la présence active et féroce des ripostes de la droite et de l’extrême droite. On compte déjà plus d’une cinquantaine de victimes parmi les manifestants. La stratégie de Maduro n’est pas très différente de celle de Chavez : il se présente d’abord comme victime d’une « guerre économique » et d’une tentative de « coup d’État », puis il en appelle à une nouvelle Assemblée constituante pour se maintenir au pouvoir[xvii]. Ce qui pourrait surprendre dans sa diatribe du 1er mai dernier, c’est sa violente attaque contre les élites[xviii]. Or, qui sont-elles d’autre que la bourgeoisie essentiellement bureaucratique engendrée par deux décennies de chavisme ? Chaque Assemblée constituante prétend se défaire des élites en place et, dans le même mouvement, elle en installe de nouvelles. Nourries à leur tour de prébendes auxquelles elles refuseront de renoncer, elles deviendront alors l’ennemi intérieur dont l’État ne cessera de vouloir se défaire. Chaque nouvelle Constituante renforce le léviathan pourvoyeur de nouvelles ségrégations. Le couple dominant-dominé ainsi que la croyance à l’abolition de l’impossible n’épargnent pas plus le socialisme que le capitalisme dont il n’est qu’une variante. Le retour de l’élite refoulée et sa satisfaction mauvaise ne cessent pas de faire symptôme. En effet, le couple dominant-dominé nomme la division du sujet et structure le discours du maître auquel chacun est assujetti dans l’inconscient. Le malaise social ne peut affranchir le sujet de la responsabilité de sa propre satisfaction. Cultiver la croyance à un autre type de domination sans limite, c’est entretenir un fantasme prêt-à-porter dont seul le scénario change d’un régime à l’autre. Car, en réalité, la culture de l’Autre méchant couvre le refus d’endosser la responsabilité des choix faits et à faire. Le rejet du capitalisme n’empêche nullement Maduro, il y a quelques jours, d’appeler une banque américaine à la rescousse pour éviter la faillite du pays[xix]. La croyance religieuse à l’idole [i]Lors des dernières législatives, sur 547 membres, 176 sont désignés par des groupes sociaux acquis au président. Les 364 autres membres sont élus selon un découpage modifié pour rester favorable au pouvoir en place. [ii] Cf. Le Monde, 1er Juin 2017. [iii] Avec la première élection, on note : en avril 1998, l’organisation du référendum qui approuve la convocation d’une Assemblée Constituante. Composée de 95% de chavistes, elle est réunie le 7 août ; en décembre, la nouvelle constitution « bolivarienne » est approuvée à 72% par un nouveau référendum. Avec la première réélection, on note, en 2004, le Référendum révocatoire de mi-mandat. Avec la deuxième réélection, une nouvelle réforme de la Constitution prévoit de supprimer le nombre limité de mandats du président, de limiter la liberté de la presse en cas de « crises », et d'inscrire le socialisme dans la constitution, mettant ainsi fin au pluralisme politique, etc. Devant l’échec de ce référendum de 2007, un autre référendum est organisé en 2009, etc. [iv] Les élections présidentielles de 1998, 2000, 2006 et 2012. [v] L’ONG Transparency International juge que l’indice de corruption du secteur public, en particulier, est un des plus élevé au monde. Le Venezuela est le pays le plus corrompu de la région, juste après Haïti. [vi] Cf. par exemple, les idées de Norberto Ceresole qui ont influencé Chavez. Ce sociologue argentin est révisionniste. Il est aussi le propagandiste de la relation sans médiation Caudillo-ejército-Pueblo. Le 21 mai 2006, au cours de son émission hebdomadaire Aló Presidente, le président Chávez confirme ses liens avec Ceresole dont il se souvient comme d’« un grand ami » et comme d’«un intellectuel respectable ». [vii] Le Petropopulismo telegénico d’Elisabeth Burgos y fait allusion. Cf. Frédérique Langue, « De la révolution bolivarienne au socialisme du XXIe siècle. Héritage prétorien et populisme au Venezuela ». (https://upvericsoriano.files.wordpress.com/2015/09/venezuelachavez.pdf). Cf. aussi Pédro José Garcia Sanchez, « Chavez Forever ! Triomphe de la "pop-politique" ? », Huffington Post,http://www.huffingtonpost.fr/pedro-jose-garcia-sanchez/venezuela-chavez-elections_b_3083350.html. [viii] Selon le journal Le Monde, Chávez aurait ainsi multiplié les structures destinées à « siphonner » les ressources de Petroleos de Venezuela (Compagnie pétrolière nationale du Venezuela) ainsi que les réserves de la Banque centrale. Le quotidien donne « l'exemple du FONDEN (Fonds de développement national) dont l’usage dépend exclusivement du président de la République et du ministre des Finances ». [ix] Il a en effet participé aux deux tentatives de putsch de 1992. Il est pourtant président de l’Assemblée nationale et, lui aussi, membre du noyau dur du chavisme, mais ses réseaux ne vont pas jusqu’à Cuba. [x]Cf. Le Monde, 19 mars 2013 : http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/03/19/quel-avenir-pour-cuba-apres-la-mort-d-hugo-chavez_1850669_3232.html#FumcMGyXV2x5Eghh.99 [xi] Le FMI prédit 1,660% d’ici fin 2017. [xii] Cf. La Tribune de Genève : http://www.tdg.ch/monde/ameriques/maduro-cuba-quete-soutien/story/26259388 [xiii] L’État est largement militarisé et, en particulier, un tiers des ministres au pouvoir sont des militaires. Cf. Paulo A. Paranagua, « Au Venezuela, les militaires au cœur du pouvoir chaviste », Le Monde, 22 mai 2017. [xiv] Selon Christopher Sabatini, expert de l'Amérique latine à l'université de Columbia de New York, a pression internationale a fait reculer le président ainsi que la Cour suprême. [xv] Devant cette atteinte à l’ordre constitutionnel, le président du Parlement, Julio Borges, a appelé l'armée à sortir de son silence. La Cour suprême prive les députés de leur immunité parlementaire et les expose à des procès pour haute trahison devant des instances militaires. [xvi] De l'Espagne à l'Argentine, en passant par la Colombie, le Mexique, le Brésil et le Pérou, etc. [xvii] Cf. Le monde.fr : http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2017/05/01/au-venezuela-l-opposition-defie-nicolas-maduro-lors-du-defile-du-1er-mai_5120455_3222.html#l42jaXukGJVmu0lc.99 [xviii] Ibid. : « une Constituante citoyenne, et non pas une Constituante des partis ni des élites, une Constituante ouvrière, communale, paysanne, une Constituante féministe, de la jeunesse, des étudiants, une Constituante indigène, mais surtout, mes frères, une Constituante profondément ouvrière, profondément communale ». [xix] Luer Stéphane, « Golman Sachs accusé de soutenir Maduro », Le Monde, 1er juin 2017, p. 5. L’article mentionne les révélations du Wall Street Journal du 28 mai 2017, reprises par Julio Borges, le président de l’Assemblée nationale. La section commentaire est fermée.
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